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HISTOIRE

DES CROISADES

Guillaume de Tyr

 

DIX-NEUVIEME

1163 -1166

 

Élévation d'Amaury, frère de Baudouin 3, au trône de Jérusalem. - Caractère de ce prince. - Ses conversations avec Guillaume de Tyr. - Expéditions d'Amaury en Égypte. Histoire de Syracon (Chyrkouh), lieutenant de Noradin et oncle de Saladin. - Ambassade des Chrétiens au calife d'Égypte. - Description du palais du Caire. - Nouvelle expédition des Chrétiens en Égypte. - Siège et prise d'Alexandrie.

 

Le seigneur Baudouin III, quatrième roi latin de Jérusalem, étant mort sans enfants, comme je l'ai déjà dit, eut pour successeur dans la cité sainte le seigneur Amaury, son frère unique, cinquième roi latin, comte de Joppé et d'Ascalon, qui parvint au trône l'an 1163[1] de l'incarnation de notre Seigneur, et soixante-deux ans après la délivrance de la cité agréable à Dieu. A cette même époque la sainte église romaine avait pour chef le seigneur Alexandre[2], qui se trouvait dans la troisième année de son pontificat ; la sainte église de la Résurrection était sous l'autorité du seigneur Amaury, neuvième patriarche latin et pontife de cette église depuis quatre ans ; le seigneur Aimeri gouvernait la sainte église d'Antioche ; il en était le troisième patriarche latin, et occupait ce siège depuis vingt ans ; enfin la sainte église de Tyr obéissait au seigneur Pierre, troisième archevêque latin de cette ville depuis que les Chrétiens en avaient repris possession, et qui se trouvait dans la treizième année de son pontificat.

 

Cependant, après la mort de Baudouin ni, les princes du royaume se trouvèrent divisés d'opinion au sujet de la nomination d'un nouveau roi, et le schisme qui s'éleva à cette occasion fut sur le point d'exciter de grandes querelles et d'exposer le royaume à de graves périls. Heureusement la clémence divine, qui sait appliquer les remèdes les plus efficaces aux maux les plus désespérés, daigna venir à notre secours : tout aussitôt le clergé et le peuple se prononcèrent fortement en faveur d'Amaury, les machinations du petit nombre de grands qui avaient d'autres projets, furent déjouées ; le 12 des calendes de mars, huit jours après la mort de son frère[3], Amaury fut élevé, en vertu de ses droits héréditaires, au trône qui lui était dû, et le seigneur patriarche Amaury, assisté de la présence et de la coopération des archevêques, des évêques et de tous les prélats des églises, lui administra l'onction royale dans l'église du Sépulcre, et le revêtit du diadème, marque visible de sa dignité.

 

Aussitôt après qu'il avait été fait chevalier et qu'il eut commencé à porter les armes, Amaury avait été créé comte de Joppé : dans la suite son frère, le seigneur Baudouin, d'illustre mémoire, lui donna, dans sa royale libéralité, la belle métropole des Philistins, la ville d'Ascalon, reconquise sous son règne et rendue à la foi et au nom du Christ après une longue interruption. J'ai déjà rapporté tous ces faits en détail en écrivant l'histoire du règne de Baudouin III. Le seigneur Amaury était âgé de vingt-sept ans lorsqu'il parvint au trône de Jérusalem, et il régna onze ans et cinq mois.

 

Amaury se montra plein d'expérience pour les affaires du monde et doué de beaucoup de sagesse et de prudence dans sa conduite. Il avait la langue un peu embarrassée, sans que ce fût cependant au point de lui être reproché comme un défaut grave, et de telle façon seulement qu'il n'avait dans la manière de s'exprimer ni facilité ni élégance, aussi était-il beaucoup mieux pour le conseil que pour l'abondance de la parole ou pour l'agrément du langage. Nul ne lui était supérieur dans l'intelligence du droit coutumier qui régissait le royaume, et il se distinguait entre tous les princes par la sagacité de son esprit et la justesse de son discernement. Au milieu des périls, et dans les situations difficiles où il se trouva fréquemment placé, en combattant vigoureusement et sans relâche pour l'accroissement du royaume, il se montra toujours plein de force et de prévoyance, et son âme, douée d'une fermeté vraiment royale, l'éleva toujours au dessus de toutes les craintes. Il était peu lettré, et surtout beaucoup moins que son frère ; mais en même temps il avait de la vivacité dans l'esprit et l'heureux don d'une mémoire solide ; il interrogeait souvent, lisait avec goût, dans tous les moments de loisir dont il pouvait disposer après les affaires, et était par conséquent assez bien instruit de toutes les choses qui peuvent entrer dans les occupations d'un Roi : il avait de la subtilité dans la manière de proposer ses questions, et se plaisait beaucoup à en rechercher la solution. Outre son goût pour la lecture, il écoutait avec avidité le récit des faits de l'histoire, en conservait à jamais le souvenir, et les répétait ensuite avec beaucoup de présence d'esprit et de fidélité. Entièrement adonné aux choses sérieuses, il ne recherchait jamais les représentations des baladins ni les jeux de hasard, et son principal divertissement était de diriger le vol des hérons et des faucons, et de les faire chasser. Il supportait la fatigue avec patience, et, comme il était gros et gras à l'excès, les rigueurs du froid ou de la chaleur ne le tourmentaient pas beau coup. Il voulait que les dîmes fussent toujours payées à l'Église en toute intégrité et sans aucune difficulté, et se montrait en ce point parfaitement évangélique. Il entendait la messe tous les jours très religieusement (à moins cependant qu'une maladie ou une circonstance impérieuse ne l'en empêchât) ; il supportait avec une grande patience et oubliait avec bonté les mauvais propos ou les injures qui pouvaient être prononcés contre lui en secret, et plus souvent encore en public, par les personnes même les plus viles et les plus méprisables, à tel point qu'on eût dit qu'il n'avait pas même entendu les choses qu'il entendait. Il était sobre pour le manger et la boisson, et avait en horreur l'un et l'autre de ces excès. On dit qu'il avait une telle confiance pour ses agents que, du moment qu'il leur avait remis le soin de ses affaires, il ne leur demandait aucun compte, et ne prêtait jamais l'oreille à ceux qui auraient voulu exciter en lui quelques doutes sur leur fidélité ; les uns lui reprochaient cette disposition comme un défaut, d'autres la louaient comme une vertu et comme une preuve de sa sincérité et de sa bonne foi. Ces dons précieux de l'esprit, ces qualités plus estimables du caractère étaient ce pendant gâtés par quelques défauts notables, qui semblaient les envelopper en quelque sorte d'un nuage. Amaury était sombre et taciturne, plus qu'il n'eût été convenable, et n'avait aucune urbanité. Il ne connaissait nullement le prix de cette affabilité gracieuse qui sait mieux que toute chose gagner aux princes les cœurs de leurs sujets. Il était bien rare qu'il adressât jamais la parole à quelqu'un, à moins qu'il n'y fut forcé par la nécessité ou qu'on ne l'eût d'abord fatigué d'un long discours ; et ce défaut était d'autant plus choquant en lui, que son frère au contraire avait, toujours eu la parole fort enjouée, et s'était fait remarquer par une affabilité pleine de bienveillance. On dit encore qu'il était sans cesse travaillé du démon de la chair, ce que le Seigneur veuille lui pardonner dans sa clémence, au point d'attenter souvent au lit de l'étranger. Violent adversaire de la liberté des églises, pendant son règne il attaqua souvent leurs patrimoines, les accabla d'injustes exactions et les réduisit aux abois en les contraignant à charger les lieux saints de dettes qui excédaient de beaucoup la portée de leurs revenus. Il se montrait avide d'argent, plus qu'il ne convenait à l'honneur d'un roi : séduit par des présents, il prononçait souvent autrement que ne le permettent la rigueur du droit, l'impartialité de la justice ; et plus souvent encore il différait de prononcer. Il lui arrivait fréquemment, en causant familièrement avec moi, de chercher des excuses à cette avidité, et de vouloir lui assigner quelque motif ; il me disait alors qu'un prince quelconque, et surtout un roi, doit toujours avoir grand soin de se tenir à l'abri des besoins ; et cela pour deux principales raisons ; l'une, parce que les richesses des sujets sont en sûreté lorsque celui qui gouverne n'a pas de besoins ; l'autre, parce qu'il convient qu'il ait toujours en main les moyens de pourvoira toutes les nécessités de son royaume, s'il s'en présente a surtout qui n'aient pu être prévues, et parce que dans des cas semblables un roi prévoyant doit être en mesure d'agir avec munificence, et de ne rien épargner dans ses dépenses, afin que l'on juge par là qu'il possède, non point pour lui, mais pour le bien de son royaume, tout ce qui peut être nécessaire. Les envieux même ne sauraient nier qu'il s'est montré tel qu'il disait en toute circonstance. Au milieu des plus grandes nécessités, il n'a jamais calculé aucune dépense, et les fatigues personnelles ne l'ont jamais détourné d'aucune entreprise. Mais les richesses de ses sujets n'étaient pas pour cela parfaitement en sûreté ; à la plus légère occasion, il ne craignait pas d'épuiser leurs patrimoines, et recourait beaucoup trop souvent à cette ressource.

 

Il avait une taille avantageuse et bien proportionnée, et était plus grand que les hommes de moyenne grandeur, et moins grand cependant que les hommes les plus grands. Il avait une belle figure et un air de dignité qui eût pu révéler un prince digne de respect à ceux-là même qui ne l'eussent point connu. Ses yeux, pleins d'éclat, étaient de moyenne grandeur, il avait, comme son frère, le nez aquilin, les cheveux blonds et un peu rejetés en arrière, les joues et le menton agréablement ornés d'une barbe bien fournie. Sa manière de rire était désordonnée, et quand il se livrait à un accès de ce genre, tout son corps en était ébranlé. Il aimait à s'entretenir avec les hommes sages et éclairés, qui avaient des notions sur les pays éloignés et sur les usages des nations étrangères. Je me souviens qu'il me faisait appeler quelquefois familièrement, tandis qu'il était retenu dans la citadelle de Tyr par une petite fièvre lente, qui cependant n'avait rien de sérieux, et que j'ai eu avec lui beaucoup de conférences particulières, pendant les heures de repos et dans les bons intervalles que laissent toujours les fièvres intermittentes. Je lui donnais, autant que le temps me le permettait, des solutions sur les questions qu'il me présentait, et ces conférences avec moi lui plaisaient infiniment. Entre autres questions qu'il me proposa, il m'en adressa une un jour qui me donna au fond du cœur une vive émotion, soit, parce qu'il était assez bizarre qu'on pût faire une pareille demande, puisqu'on ne peut guère mettre en question ce qui nous est enseigné par une foi universelle et ce que nous devons croire fermement, soit encore parce que mon âme fut douloureusement blessée de voir qu'un prince orthodoxe, et descendant de princes orthodoxes, pût avoir de pareils doutes sur une chose aussi certaine, et hésitât ainsi dans le fond de sa conscience. Il me demanda donc s'il y avait, indépendamment de la doctrine du Sauveur et des saints qui avaient suivi le Christ, doctrine dont il ne doutait nullement, des moyens d'établir, par des arguments évidents et irrécusables, la preuve d'une résurrection future. Saisi d'abord de la singularité d'un tel propos, je lui répondis qu'il suffisait de la doctrine de notre Seigneur et Rédempteur, par laquelle il nous a enseigné la résurrection future de la chair de la manière la plus positive, dans plusieurs passages de l'Évangile ; qu'il nous a promis qu'il viendrait comme juge, pour juger les vivants et les morts ; qu'il donnerait aux élus le royaume préparé depuis la création du monde, et que les impies auraient en partage le feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses démons, enfin j'ajoutai que les pieuses assurances des saints apôtres et celles mêmes des Pères de l'ancien Testament suffisaient pour en fournir la preuve. Il me répondit alors : Je tiens tout cela pour très certain : mais je cherche un raisonnement par lequel on puisse prouver à quelqu'un qui nierait ce que vous dites, et qui n'admettrait pas la doctrine du Christ, qu'il y a en effet une résurrection future et une autre vie après cette mort. Sur quoi je lui dis : Prenez donc pour vous le rôle de la personne qui penserait ainsi, et essayons de trouver quelque cliQ.se comme vous le désirez. —Volontiers, me dit-il. Et moi alors : Vous reconnaissez que Dieu est juste ? Lui : Rien de plus vrai, je le reconnais. Moi : Qu'il est juste de rendre le bien pour le bien et le mal pour le mal ? Lui : Cela est vrai. Moi : Or, dans la vie présente il n'en est pas ainsi. Dans le temps actuel, il y a des hommes bons qui ne font qu'éprouver des malheurs et vivre dans l'adversité : quelques médians au contraire jouissent d'une félicite constante, et nous en voyons tous les jours de nouveaux exemples. Lui : Cela est certain. Je continuai alors : Il y aura donc une autre vie, car il ne se peut pas que Dieu ne soit pas juste dans ses rétributions : il y aura une autre vie et une résurrection de cette chair, lors de laquelle chacun devra recevoir son prix, et être récompensé comme il aura mérité, selon le bien ou le mal qu'il aura fait. Il finit en me disant : Cette solution me plaît infiniment, et vous avez dégagé mon cœur de tous ses doutes. Telles étaient les conférences, et beaucoup d'autres semblables, dans lesquelles ce prince se complaisait infiniment. Je reviens maintenant à mon sujet.

 

Le roi Amaury était excessivement gras, et à tel point qu'il avait comme les femmes la poitrine fort proéminente et arrondie en forme de seins. La nature l'avait traité avec plus de bienveillance pour toutes les autres parties du corps, qui non seulement étaient bien, mais se faisaient même remarquer par la beauté particulière des formes. Enfin le Roi était d'une grande sobriété pour tout ce qui tient à la nourriture du corps et pour la boisson, et ses ennemis même ne sauraient le nier.

 

 Tandis que son frère était encore en ce monde, et gouvernait le royaume avec succès, Amaury avait épousé Agnès, fille de Josselin le jeune, comte d'Edesse. Il eut deux enfants de sa femme, du vivant même de son frère : un fils, nommé Baudouin, que le roi son oncle présenta sur les fonts de baptême, et une fille, aînée de Baudouin, et qui fut appelée Sibylle, du nom de la comtesse de Flandre, sœur de son père et de son oncle. Après la mort de son frère, et au moment où il revendiquait sa succession en vertu de ses droits héréditaires, Amaury se vit contraint cependant de renoncer à sa femme. Lorsque dans le principe il s'unit avec elle en mariage, il l'épousa contre le gré et malgré l'opposition expresse du seigneur patriarche Foucher, de précieuse mémoire, parce qu'on disait qu'ils étaient cousins au quatrième degré, comme cela fut solennellement prouvé dans la suite, à la face de l'Église, par les témoignages de parents communs. Le seigneur Amaury, patriarche, et le seigneur Jean, cardinal-prêtre sous l'invocation de saint Jean et saint Paul, et légat du siège apostolique, s'étant réunis, on procéda selon les cérémonies du droit ecclésiastique. Les parents des deux parties prêtèrent serment par corps, et déclarèrent que les choses étaient en effet comme on l'avait dit. Le divorce fut prononcé et le mariage dissous. On y mit cependant cette réserve, que les enfants qui en étaient issus seraient tenus pour légitimes, et jouiraient de la plénitude de leurs droits pour recueillir la succession paternelle. Plus tard j'ai eu la curiosité de connaître par quel degré de parenté ces deux époux étaient unis, et je l'ai recherché avec beaucoup de soin, car à l'époque où ces événements se passèrent à Jérusalem, je n'étais pas revenu des écoles, et j'étais encore au-delà des mers, occupé à étudier les sciences libérales. Dans mes recherches ultérieures, j'ai appris l'ordre des générations dans les deux familles par les rapports de la dame Stéphanie, abbesse de l'église de Marie-Majeure, située à Jérusalem, en face du sépulcre du Seigneur ; cette abbesse était fille du seigneur Josselin l'ancien, comte d'Edesse, et d'une sœur du seigneur Roger, fils de Richard prince d'Antioche ; elle était religieuse, noble selon la chair autant que par ses vertus, déjà fort âgée, mais conservant encore toute sa mémoire : or voici ce qu'elle me raconta.

 

Le seigneur Baudouin du Bourg, second roi latin de Jérusalem, homme illustre et magnifique, dont j'ai décrit avec détail la vie, la conduite et les divers événements heureux ou malheureux qui lui survinrent, en rapportant l'histoire de son règne, et le seigneur Josselin l'ancien, étaient fils de deux sœurs. Le seigneur Baudouin eut pour fille la reine Mélisende, et celle-ci fut mère du seigneur Baudouin III et du seigneur Amaury, qui furent successivement rois de Jérusalem. Le seigneur Josselin l'ancien eut pour fils Josselin le jeune, et celui-ci fut père de cette même comtesse Agnès, qui avait été femme du seigneur Amaury, de fait, sinon de droit, et d'un fils, Josselin le troisième, qui est maintenant sénéchal du Roi, et oncle du seigneur roi Baudouin iv, qui règne aujourd'hui. Le seigneur roi Amaury demeura libre après ce divorce ; mais la comtesse Agnès s'unit aussitôt après, par les liens du mariage, avec un homme noble et puissant, le seigneur Hugues d'Ibelin, fils de Balian l'ancien, et frère de Baudouin de Ramla, qui possède maintenant cette ville, depuis que son frère est mort sans enfants, et de Balian le jeune, qui est maintenant l'époux de la veuve du seigneur roi Amaury. Le seigneur Hugues d'Ibelin étant mort tandis que le seigneur Amaury vivait encore, sa veuve, Agnès, s'unit des mêmes nœuds avec le seigneur Renaud de Sidon, fils du seigneur Gérard, et l'on assure que cette union est encore moins légitime que celle qu'elle avait d'abord contractée avec le seigneur Amaury.

 

En effet, le seigneur Gérard, père de Renaud, avait comparu en qualité de parent du Roi et de sa femme, comme il est certain qu'il l'était, et avait affirmé par serment, suivant ce qu'il avait entendu dire à ses ascendants, la parenté qui existait entre les deux époux, et qui amena, ainsi que je l'ai déjà dit, la dissolution de leur mariage.

 

Après que le seigneur Amaury eut pris possession du trône, et dans le cours de la première année de son règne, les Egyptiens ayant refusé d'acquitter le tribut annuel pour lequel ils s'étaient engagés envers son frère, le Roi convoqua tous ses chevaliers et une nombreuse armée, et descendit en Egypte à la tête de toutes ses forces, vers les calendes de septembre. Le gouverneur de ce royaume, désigné par le titre de soudan dans la langue des habitants, et qui se nommait Dargan, marcha à sa rencontre avec une innombrable multitude de combattons, et ne craignit pas de livrer bataille au Roi dans les déserts voisins des frontières de l'Egypte. Cependant, ne pouvant soutenir le choc des nôtres, il perdit beaucoup de monde sur le champ de bataille et quelques prisonniers, et prenant alors la fuite, il fut contraint de se retirer avec ce qui lui restait de troupes, et s'enferma dans une ville voisine, appelée Bilbéis[4] chez les Égyptiens.

 

Ceux-ci, craignant alors que le Roi ne voulût tenter, à la suite de ce premier succès, de pénétrer avec son armée dans l'intérieur du pays, et ne connaissant aucun autre moyen de se défendre de l'impétuosité des Chrétiens, rompirent les chaussées qui d'ordinaire contiennent le fleuve du Nil dans ses inondations jusqu'à une époque déterminée, et les eaux, qui étaient déjà en pleine crue, se répandirent dans la campagne, pour former une barrière qui opposât un obstacle aux incursions de nos troupes, et mît les habitants du pays à l'abri de leurs entreprises. Mais le seigneur Roi ayant triomphé des ennemis, et terminé heureusement cette expédition, rentra alors dans son royaume, victorieux et couvert de gloire.

 

Peu de temps auparavant, ce Dargan, qui était, comme j'ai dit, gouverneur de toute l'Egypte et soudan, avait, tant par artifice que de vive forée, expulsé du pays et dépouillé de son gouvernement un autre homme très puissant, nommé Savar[5] ; celui-ci, ayant pris la fuite avec ses amis et les gens de sa maison, et avec les trésors qu'il lui fut possible d'emporter, se retira chez les Arabes, ses compagnons de tribu, pour implorer leur assistance. Attendant l'issue de l'expédition de notre roi et les événements de la guerre, il demeurait caché parmi les siens, et se disposait à saisir la première occasion favorable pour diriger quelque nouvelle tentative contre son rival. Il apprit que le seigneur Roi venait de rentrer dans son royaume ; il sut en même temps que son adversaire se montrait plus insolent que jamais dans son administration ; qu'il semblait triompher d'avoir mesuré ses forces avec un si grand prince, qui s'était ensuite retiré de l'Egypte sans y avoir fait beaucoup de mal ; et qu'enfin il continuait à gouverner le pays dans l'orgueil de sa force et de sa puissance : Savar se rendit alors en toute hâte auprès du très puissant prince Noradin, roi de Damas, et le supplia de lui donner du secours, afin de pouvoir rentrer en Egypte et se ressaisir du gouvernement en en expulsant son compétiteur.

 

Gagné par ses présents et ses promesses, espérant aussi parvenir à s'emparer de vive force du royaume d'Egypte, s'il lui était possible d'y introduire d'abord ses armées, Noradin prêta l'oreille aux propositions de Savar : il lui donna le chef de ses chevaliers, nommé Syracon,[6] homme habile et vaillant à la guerre, généreux au-delà même des ressources de son patrimoine, avide de gloire, doué d'une grande expérience dans l'art militaire, et chéri des troupes à cause de son extrême munificence ; et prescrivit à ce prince de se rendre en Egypte à la tête de nombreux chevaliers. Syracon[6], déjà avancé en âge, était petit de taille, mais très gras et très gros ; dénué de fortune, il avait amassé de grandes richesses, et son mérite l'avait élevé d'une condition servile au rang le plus haut. Il avait une taie sur un œil ; il était dura la fatigue, et supportait la faim et la soif avec beaucoup de patience, et mieux que ne peuvent le faire d'ordinaire les hommes parvenus à cet âge. La renommée, et les exprès qui lui furent adressés, apprirent au soudan Dargan que l'ennemi qu'il avait précédemment expulsé arrivait dans le pays avec des milliers de Turcs ; et Dargan, n'osant compter sur ses propres forces, voulut recourir aux étrangers, et mendia leur assistance. Il adressa au seigneur roi de Jérusalem des députés porteurs de paroles de paix, et le supplia, avec les plus vives instances, de lui prêter secours contre les ennemis dont il était menacé. Il offrit de payer un tribut, non seulement tel que celui dont il était convenu antérieurement avec le seigneur roi Baudouin, mais même beaucoup plus considérable, laissant au Roi la faculté d'en fixer le montant, promettant en outre une soumission éternelle, dont les conditions seraient déterminées par un traité d'alliance, et se déclarant enfin tout disposé à livrer des otages.

 

 

[1164] Vers la même époque, la seconde année du règne du seigneur Roi, et Je premier jour du mois de mars, le seigneur Pierre, vénérable archevêque de Tyr, et de pieuse mémoire en Dieu, entra dans la voie de toute chair. Peu de jours après, et dans Je courant du même mois, on lui donna pour successeur, conformément au vif désir que le Roi en avait témoigné, le seigneur Frédéric, évéque.de la ville d'Accon, suffragante de la même église : ce prélat, noble selon la chair, et d'une taille fort élevée, était né en Lorraine : c'était un homme peu lettré, et adonné plus que de raison aux exercices de la guerre.

 

Tandis que les députés égyptiens traitaient avec le seigneur Roi, lorsqu'à peine celui-ci avait accepté leurs propositions, et avant qu'ils eussent eu le temps de retourner dans leur pays, Savar et Syracon étaient entrés en Egypte avec toutes leurs troupes ; ayant rencontré le soudan Dargan, ils l'attaquèrent en ennemis, et furent battus et fort maltraités dans la première affaire : ils se disposaient à tenter une seconde fois la fortune des armes, lorsque Dargan, frappé d'une flèche lancée sur lui par quelqu'un des siens, périt, emportant les regrets de ceux qui-le servaient. Après sa mort, Savar, parvenu au comble de ses vœux, entra dans le Caire en vainqueur ; il fit périr sous le glaive tous les amis, les pavons et les gens de la maison de Dargan qu'il put trouver dans cette ville, et se rétablit en possession de ses dignités ; car le prince souverain de ce pays voit d'un œil indifférent tomber ou triompher ceux qui se disputent le pouvoir, à condition qu'il y en ait toujours un qui se charge de faire ses affaires et celles du royaume, et qui se dévoue à le servir en esclave. Syracon s'emparant alors de la ville voisine, nommée Bilbéis, se montra fermement résolu à se l'approprier, et annonça par ses œuvres, et peut-être par ses discours, son intention de prendre possession des autres parties du royaume, et de les soumettre s'il le fallait à son autorité, en dépit même du soudan et du calife. Savar craignit bientôt d'avoir aggravé sa condition et celle de son seigneur., en introduisant un tel hôte dans le pays, et redoutant de le trouver semblable à la souris enfermée dans l'armoire, ou au serpent réchauffé dans le sein, et plein d'ingratitude pour ceux qui le recevaient dans leurs domaines, il se hâta d'expédier des députés en Syrie, auprès du seigneur roi de Jérusalem, et les chargea de lui porter des paroles de paix, d'exécuter sans le moindre retard les conventions qui avaient été arrêtées antérieurement entre le seigneur Roi et Dargan le soudan, et même, s'il était nécessaire, d'offrir encore déplus grands avantages.

 

Ces propositions ayant été acceptées et confirmées par un traité, le Roi se mit en marche la seconde année de son règne, à la tête de toutes ses troupes, et descendit en Egypte. Savar s'étant réuni à lui avec ses Égyptiens, ils allèrent ensemble assiéger Syracon renfermé dans la ville de Bilbéis comme dans une citadelle qui lui eût appartenu en toute propriété : fatigué enfin par le long siège qu'il soutint, et n'ayant plus de vivres à sa disposition, Syracon fut forcé de se rendre, mais sous la condition qu'il lui serait permis de sortir de la ville librement et sans obstacle avec tous les siens, et de retourner chez lui. Ces propositions ayant été consenties, Syraeon sortit de Bilbéis, et partit pour Damas, en traversant le désert. 

 

Pendant ce temps Noradin avait établi sa résidence dans les environs de Tripoli, et dans le lieu vulgairement appelé la Boquée. Mais, enorgueilli de ses succès, il se laissa aller à quelque négligence, et subit un échec presque irréparable. Quelques nobles étaient arrivés, vers la même époque, du pays d'Aquitaine, savoir, Geoffroi surnommé Martel, frère du seigneur comte d'Angoulême[7], et Hugues de Lusignan l'ancien, qui fut surnommé le Brun, Ils étaient venus à Jérusalem pour y faire leurs prières. Après s'être acquittés, selon l'usage, de ce pieux devoir, ils se rendirent dans le pays d'Antioche. Ayant appris que No radin s'était arrêté avec son armée dans les environs de Tripoli, au lieu que j'ai déjà nommé, et qu'il y goûtait un doux repos, sans prendre aucune des précautions que lui eût commandées la prudence, ils convoquèrent aussitôt les chevaliers, tombèrent a l'improviste sur les troupes de Noradin, lui firent beaucoup de prisonniers, lui tuèrent encore plus de monde, et détruisirent presque entièrement son armée.  Noradin, déposant le glaive et abandonnant tous ses bagages, monta nu-pieds sur une bête de somme, et couvert de confusion, désespérant même de son salut, il n'échappa qu'avec peine à la poursuite des nôtres. Chargés de dépouilles et d'immenses richesses, les Chrétiens rentrèrent chez eux en vainqueurs. Ils avaient été conduits dans cette expédition par Gilbert de Lascy, homme noble, habile dans le maniement des armes, et commandant des frères du Temple dans cette portion du pays ; par les deux illustres seigneurs que j'ai déjà nommés, par Robert Mansel, et par quelques autres chevaliers.

 

 

[1165] Noradin, consterné de ce malheureux événement, rempli de colère, couvert de crainte et de confusion, voulant se laver de l'affront qu'il avait reçu, et se venger lui et les siens, sollicita ses parents et ses amis, s'adressa en suppliant à la plupart des princes de l’Orient, et employant les prières ou prodiguant les trésors, remit ses forces en bon état, et rassembla de tous côtés des auxiliaires. Ayant rassemblé de nombreuses troupes, et se trouvant à la tête de plusieurs milliers de combattants, il alla assiéger une ville appartenant aux Chrétiens, nommée Harenc, située sur le territoire d'Antioche, il disposa ses machines en cercle, selon l'usage, et se mit en devoir d'attaquer ! vivement les assiégés, sans leur laisser aucun moment de repos. Aussitôt que nos princes furent informés de cette nouvelle entreprise, le seigneur Bohémond, troisième fils de Raimond, et prince d'Antioche, le seigneur Raimond le jeune, comte de Tripoli, et fils du comte Raimond ; Calaman, gouverneur de Cilicie, parent du seigneur Empereur, et chargé par lui du soin des affaires de l'Empire dans cette province, et enfin Toros, très puissant prince des Arméniens, appelèrent à eux de tous côtés tous les secours qu'il leur fut possible de rassembler en gens de pied, et en chevaliers ; et ayant formé leurs bataillons et leurs corps d'armée, ils se mirent en marche en toute hâte, pour aller forcer les ennemis à lever le siège de la place. Alors Noradin et les chefs des Perses qui étaient avec lui tinrent conseil, et jugeant qu'il serait plus sûr pour eux de lever le siège de plein gré que de hasarder imprudemment un combat avec des ennemis qui les serraient déjà de près, ils firent préparer tous leurs bagages et se disposèrent à se retirer : les nôtres cependant ne cessaient de les presser ; abusant de leurs succès et d'une situation avantageuse, ils ne se tinrent pas pour satisfaits d'avoir délivré les assièges de l'attaque de si puissants adversaires, et se mirent imprudemment à leur poursuite-mais tandis qu'ils rompaient leurs rangs et se dispersaient ça et là dans la campagne au mépris des lois de la discipline militaire, les Turcs, retrouvant leurs forces et leur courage et revenant rapidement sur eux, les surprirent dans un défilé marécageux, les enfoncèrent dès le premier choc, et ceux qui naguère leur avaient inspiré les plus vives craintes se trouvèrent bientôt livrés misérablement à leur merci et devinrent pour eux un objet de risée. Battus et écrasés de tous côtés, les Chrétiens tombaient honteusement sous le fer de l'ennemi, semblables à des victimes dévouées. Nul ne se souvenait plus de sa vigueur passée, de la valeur de ses aïeux ou de la sienne propre, nul ne cherchait plus à repousser l'insulte ou à combattre glorieusement pour la défense de sa liberté et pour l'honneur de sa patrie. Chacun, oubliant le soin de sa dignité, se précipitait pour déposer les armes et pour racheter par d'indécentes supplications une vie qu'il eût mieux valu cent fois sacrifier en combattant vaillamment pour le pays, et en laissant du moins de beaux exemples à la postérité. Toros l'Arménien, voyant les ennemis prendre la supériorité, tandis que notre armée était entièrement détruite, chercha son salut dans la fuite, et échappa ainsi au désordre de la mêlée. Il avait vu avec déplaisir, dès le principe, que les Chrétiens se fussent mis à la poursuite des ennemis, après que ceux-ci avaient levé le siège ; il chercha même à s'y opposer, mais sans pouvoir ramener les nôtres à un meilleur avis. Le seigneur Bohémond, prince d'Antioche ; le seigneur Raimond, comte de Tripoli ; Calaman, gouverneur de Cilicie ; Hugues de Lusignan, dont j'ai déjà parlé ; Josselin le troisième, fils de Josselin second, qui avait été comte d'Edesse, et beaucoup d'autres nobles encore, cherchant honteusement à sauver leur vie, se livrèrent aux ennemis, furent misérablement chargés de chaînes, comme de vils esclaves, et conduits à Alep, ou on les jeta dans des prisons après qu'ils eurent été donnés en spectacle aux peuples infidèles.

 

Enflammés par leurs succès et par ce retour inattendu de la fortune, Noradin et ceux qui étaient avec lui allèrent de nouveau reprendre le siège du château fort qu'ils avaient d'abord attaqué, l'investirent une seconde fois, s'en emparèrent au bout de quelques jours, et s'y établirent de vive force. Cet événement arriva l'an 1165 de l'incarnation du Seigneur, dans la seconde année du règne du seigneur Amaury, et le quatre des ides d'août[8] tandis que le Roi était encore retenu en Egypte.

 

De si grands changements, de si malheureux événements avaient mis nos affaires dans le plus mauvais état : réduits aux dernières extrémités, ne conservant aucun espoir de salut, les Chrétiens, l'âme remplie de consternation, redoutaient de jour en jour d'avoir à subir des maux encore plus grands, lorsque le comte de Flandre, Thierri, beau-frère du Roi par sa femme, arriva avec celle-ci, femme pleine de religion et craignant Dieu, accompagné en outre de quelques chevaliers. Le peuple se réjouit infiniment de leur arrivée, et parut y trouver un adoucissement à ses maux, comme dans un vent agréable qui succède aux ardeurs excessives du soleil. Il espéra pouvoir, avec l'appui du comte, attendre le retour du seigneur Roi et de l'armée chrétienne. Mais cet aspect d'un ciel serein fut promptement recouvert de brouillards épais qui l'enveloppèrent misérablement et le chargèrent de ténèbres. Noradin, de plus en plus enorgueilli par ses succès et par les faveurs de la fortune, voyant d'une part le royaume dépourvu de ses défenseurs accoutumés et privé de l'assistance de ses plus grands princes, que lui-même retenait en captivité, sachant d'autre part que le Roi était absent et avait emmené à sa suite la fleur des chevaliers, résolut de saisir une occasion si favorable pour aller mettre le siège devant la ville de Panéade. Cette très antique cité, établie au pied du fameux promontoire du Liban, fut appelée Dan, aux temps les plus reculés et à l'époque où vivait le peuple d'Israël, elle marquait au nord les limites des possessions de ce peuple, comme Bersabée les indiquait au midi, aussi, lorsqu'on cherche la description de la terre de promission dans sa longueur, trouve-t-on toujours ces mots : Depuis Dan jusqu'à Bersabée. Elle fut appelée Césarée de Philippe, au temps de Philippe, fils d'Hérode l'ancien, lequel était tétrarque de l'Iturée et de la Trachonite, ainsi qu'on le voit dans l'Évangile de Luc : Philippe agrandit cette ville en l'honneur de Tibère-César, et lui donna son nom pour en perpétuer le souvenir. Elle est aussi appelée Panéade, mais nos Latins ont corrompu ce nom, comme ceux de presque toutes les autres villes, et la nomment maintenant Bélinas. Panéade est limitrophe, du côté de l'orient, de la plaine de Damas : la source du Jourdain est située tout près de cette ville. Il en est encore fait mention dans l'Évangile de Matthieu, qui a dit : Jésus étant venu aux environs de Césarée de Philippe, interrogea ses disciples[9]. Ce fut aussi laque Pierre, le prince des apôtres, reçut pour prix de sa glorieuse confession les clefs du royaume du ciel que le Seigneur lui confia.

Noradin mit donc le siège devant cette place, qu'il trouva dépourvue de moyens de défense. Le seigneur Honfroi, connétable du royaume, qui la possédait à titre héréditaire, était absent et avait suivi en Egypte le seigneur Roi, l'évêque de la ville en était également éloigné, et la population se trouvait fort diminuée. Noradin, ayant disposé ses machines et ses instruments de guerre autour de la place, fît miner les murailles, ébranla les tours à force de faire lancer des pierres, et s'empara de la ville au bout de quelques jours : les habitants furent forcés de se rendre, sous la condition cependant qu'ils auraient la faculté de sortir librement et tranquillement, en emportant tout ce qui leur appartenait, Noradin prit ensuite possession de la place, l'an 1167 de l'incarnation de notre Seigneur, la seconde année du règne du seigneur roi Amaury, et le 17 octobre[10].

 

Au commencement de son départ pour l'Egypte, le seigneur connétable avait confié la garde de cette ville à un certain chevalier, son fidèle, nommé Gautier de Quesnet : quelques personnes ont dit que celui-ci s'était montré négligent dans l'exercice de ses fonctions. On a même ajouté qu'il s'était méchamment concerté avec un certain prêtre, nommé Roger, chanoine de l'église de Panéade, pour la reddition de la place ; qu'il avait reçu de l'argent, et qu'en conséquence lorsque le seigneur Roi fut revenu d'Egypte tous les deux éprouvèrent de vives terreurs, dans la crainte que cette conduite ne leur attirât la mort. Il m'a été impossible de découvrir rien de certain sur ce sujet, si ce n'est que la ville fut bien réellement livrée aux ennemis.

 

Après que ces événements se furent passés en Syrie, le seigneur Roi, ayant expulsé Syracon du territoire de l'Egypte, et remis le Soudan Savar en possession de son gouvernement, rentra dans son royaume, victorieux et comblé de gloire. Il avait appris déjà quelques nouvelles avant d'y arriver ; mais lorsqu'il eut une connaissance plus détaillée des malheurs survenus pendant son absence, et lorsqu'il se vit appelé par les gens du pays d'Antioche pour les secourir dans une situation presque désespérée, plein d'une compassion fraternelle pour leurs souffrances, il prit avec lui le comte de Flandre, et se rendit à Antioche à marches forcées, afin de leur apporter dans leurs afflictions les consolations dont ils avaient besoin. Aussitôt après son arrivée, il prit soin des intérêts du seigneur prince avec autant de fidélité que de sagesse, et déploya une activité, une sollicitude telles qu'il n'eût pu jamais en avoir davantage pour l'administration de ses propres affaires : il se montra rempli de douceur et de prudence envers les nobles et les gens du peuple ; il plaça dans chaque ville des hommes habiles, chargés de suivre en toute bonne foi et avec, sagesse les affaires qui se rapportaient aux domaines du prince, puis il retourna dans son royaume, sans cesser cependant de s'occuper, de concert avec les fidèles et les amis du prince, des moyens de le racheter de la captivité. Il y réussit en effet dans le courant du même été, moyennant des sacrifices d'argent considérables ; et le prince recouvra en même temps la liberté et l'honneur, lorsqu'une année s'était à peine écoulée depuis qu'il était tombé entre les mains des ennemis.

 

De retour à Antioche, il n'y demeura pas en repos ; jaloux de retirer aussi promptement que possible les otages qu'il avait livrés, et d'acquitter le prix : de leur rançon, il se rendit en toute hâte auprès de l'empereur de Constantinople, qui peu de temps auparavant avait épousé sa sœur cadette, Marie. L'Empereur le reçut honorablement, le traita avec bonté, le combla de présents magnifiques ; et le prince, peu de temps après, revint à Antioche. On a quelque sujet de s'étonner que Noradin, ce prince si sage et si prévoyant, ait consenti si promptement à rendre la liberté au prince d'Antioche, lui qui témoignait toujours de la répugnance à renvoyer ceux des nôtres qu'il retenait en captivité, et qui se glorifiait par dessus toutes choses d'avoir dans ses fers un grand nombre de Chrétiens, et plus particulièrement des nobles. Il me semble qu'il se présente deux manières de résoudre cette question. Il est possible que Noradin craignît les prières du seigneur Empereur, qui aurait voulu peut-être obtenir gratuitement la restitution du prince ; et dans ce cas Noradin aurait eu peut-être aussi quelque honte de se refuser à une pareille demande ; ou bien encore, comme le prince était jeune alors et donnait peu d’espérances, il est possible que Noradin craignît, en le retenant plus longtemps, que les habitants du pays d'Antioche ne choisissent dans leurs intérêts un homme plus redoutable, et ne lui opposassent un plus fort adversaire ; peut-être jugeait-il avec sa sagesse et sa prévoyance ordinaires qu'il vaudrait mieux pour lui que la province d'Antioche continuât à être gouvernée par un homme en qui l'on ne pouvait prendre une grande confiance, plutôt que de voir mettre à sa place un chef plus habile et plus vigoureux, avec lequel ses relations pourraient devenir plus difficiles et plus dangereuses. Telle est, selon moi, l'opinion que l’on doit avoir des calculs que fit en cette occasion cet homme rempli de sagacité.

 

 

[1166] Vers le même temps, Syracon, dont j'ai déjà parlé plusieurs fois, toujours occupé du soin de nuire aux Chrétiens, alla assiéger une position qui leur appartenait dans Je territoire de Sidon. C'était une caverne inexpugnable vulgairement appelée la grotte de Tyr. On assure qu'il séduisit à prix d'argent ceux qui étaient chargés de la défendre ; et à la suite de ses intrigues il en prit possession tout-à-fait à l’improviste.

 

La preuve que cette position passa entre les mains de l'ennemi du consentement de ceux qui avaient été préposés à sa garde, c'est qu'aussitôt après qu'ils s'en furent emparés ceux qui y étaient enfermés passèrent tous sur le territoire de l'ennemi, excepté cependant leur chef, qui fut pris par hasard et termina sa misérable vie à Sidon, où on le fit pendre.

 

La même année, le seigneur Guillaume, d'illustre mémoire, roi de Sicile et fils du seigneur roi Roger, acquitta sa dette envers la mort[11].

 

Vers le même temps encore, une autre position du genre de celle dont je viens de parler, caverne également inexpugnable, située au-delà du Jourdain sur le territoire d'Arabie, et que les frères du Temple avaient été chargés de garder, fut aussi livrée à Syracon[12]. Le seigneur Roi se mit aussitôt en marche à la tête de nombreux chevaliers, pour voler à sa défense, mais lorsqu'il eut dressé son camp sur les bords du Jourdain, il reçut la nouvelle que les ennemis avaient pris possession de ce fort. Rempli de confusion et enflammé de colère, le seigneur Roi fit attacher au gibet environ douze frères du Temple, de ceux qui avaient livré la position aux ennemis. Ainsi dans le cours de cette année, qui était la troisième du règne du seigneur Amaury, les Chrétiens essuyèrent plusieurs échecs considérables, en punition de leurs péchés, et tout le royaume se trouva dans une situation extrêmement critique.

 

Tandis que ces choses se passaient autour de nous, un bruit général se répandit, et la renommée annonça de toutes parts que Syracon, ayant convoqué d'innombrables troupes dans toutes les contrées de l'orient et du nord, faisait avec magnificence tous ses préparatifs pour descendre en Egypte : cette nouvelle n'était point dénuée de fondement. Syracon était allé trouver ce prince, le plus grand des Sarrasins, qui est considéré comme l'unique monarque, le monarque par excellence, et supérieur à tous les autres, c'est-à-dire le calife de Bagdad. Arrivé auprès de lui, et après lui avoir offert les témoignages accoutumés de son respect, Syracon lui présenta avec soin le tableau des richesses innombrables de l'Egypte, et lui parla des biens de toute espèce et des avantages infinis que l’on trouvait dans ce pays ; il l'entretint des trésors incalculables que possédait le prince, des cens et des impôts qu'il percevait, dans les villes du continent et dans celles qui étaient situées sur les bords de la mer, des subventions annuelles qui lui étaient payées continuellement ; il lui représenta le peuple de ce pays comme adonné aux délices, inhabile à la guerre et amolli par un long repos ; il dit encore, et le répéta fréquemment, afin de le graver profondément dans sa mémoire, comment celui qui gouvernait alors ce royaume avait, a l'exemple de ses ancêtres, cherché à élever un siège rival de celui qu'occupait le calife de Eagdad et qu'avaient occupé ses prédécesseurs se portant impudemment pour l'égal du calife supérieur à tous les autres, et ne craignant même pas d'enseigner une loi différente et d'adopter des traditions contraires aux véritables doctrines. Par ces dis cours et d'autres semblables qu'il répétait sans cesse devant lui, Syracon parvint à frapper l'esprit du calife, et rengagea dans ses projets. Le calife écrivit à tous les princes qui partageaient ses erreurs, et leur prescrivit formellement d'avoir à préparer leurs forces, afin de lui prêter secours et de marcher sous les ordres de Syracon.

 

Informé de ces nouvelles, et voulant prévenir les entreprises des Turcs, le seigneur roi Amaury convoqua une assemblée générale à Naplouse : là, en présence du seigneur patriarche, des archevêques, des évoques, de tous les autres prélats des églises, des princes et du peuple, le Roi exposa de point en point les besoins urgents du royaume, et sollicita des secours avec les plus vives instances. On vota d'un commun accord, et l'on décréta que tout le monde, sans aucune exception, donnerait le dixième de ses propriétés mobilières pour subvenir aux besoins de l'Etat ; et ce décret fut exécuté. Cependant on continuait à dire qu'il n'était pas douteux que Syracon, après avoir fait des approvisionnements de vivres pour beaucoup de temps, s'était mis en route, faisant transporter de l'eau dans des outres, et qu'il s'avançait à travers le désert que le peuple d'Israël avait franchi anciennement en se rendant dans la terre de promission. Le Roi, rassemblant alors tous lus chevaliers qu'il lui fut possible d'appeler à lui, marcha à sa rencontre pour s'opposer à son passage, et s'avança en toute hâte jusqu'à Cadesbarné, lieu situé au milieu du désert ; mais n'ayant pu rejoindre Syracon, le Roi revint aussitôt sur ses pas.

 

 

[1167] Des hérauts allèrent de ville en ville convoquer toutes les forces disponibles, tant en gens de pied qu'en chevaliers ; elles se réunirent à Ascalon, et le 30 janvier les Chrétiens se mirent en route, ayant pris avec eux des vivres pour le nombre de jours qui leur fut désigne. Ils traversèrent, à marches forcées, la vaste étendue du désert située entre Gaza, la dernière ville de notre royaume, et le pays d'Egypte, et étant arrivés dans l'antique Laris, seule ville qu'on trouve dansée désert, ils firent le dénombrement de leurs forces, et attendirent les derniers arrivants : de là l'armée entière se rendit à la ville appelée aujourd'hui Bilbéis, dont j'ai déjà parlé plusieurs fois, qui se nommait anciennement Péluse, et que les prophètes ont fréquemment désignée sous ce nom. En apprenant l'arrivée inopinée du seigneur Roi, le soudan Savar fut frappé d'étonnement, et craignant que tout cet appareil de guerre ne fût dirigé contre lui, hésitant à se fier aux Chrétiens, il éprouva les plus vives terreurs : dans d'autres circonstances, il avait paru rempli de sagesse, d'habileté, et surtout de prévoyance ; mais en cette occasion il fut pris entièrement au dépourvu, et montra une ignorance honteuse des événements. Lorsqu'on lui eut appris le motif de la marche des Chrétiens, il eut peine à le croire, et ne se décida qu'à la dernière extrémité, et avec une grande lenteur, à envoyer des exprès dans le désert pour faire des reconnaissances et chercher des nouvelles positives sur les mouvements de l'armée ennemie. Ceux qu'il avait envoyés lui annoncèrent cependant, à leur retour, que les Turcs étaient arrivés au lieu nommé Attasi. Alors le soudan, plein d'admiration pour la bonne foi et la sincérité des Chrétiens, les combla de louanges, et prenant en considération la sollicitude que l'armée chrétienne avait montrée pour la défense de ses alliés, il mit aussitôt à la disposition du seigneur Roi toutes les richesses de l'Egypte et du calife, et se montra dès ce moment plein de zèle pour exécuter tous les ordres qu'il pourrait recevoir : ainsi le seigneur Roi se servit de son ministère pour toutes les choses dont il put avoir besoin.

 

Après avoir traversé Péluse et le Caire, où l’on voit le trône sublime du royaume d'Egypte entouré de magnifiques édifices, les Chrétiens allèrent dresser leur camp sur les bords du fleuve, ayant à leur gauche la noble et belle métropole vulgairement appelée Babylonie, et en langue arabe Macer. Il m'a été impossible de trouver à cette ville un nom plus antique. Babylone ou Babylonie fut très anciennement une cité de l'Orient ; mais les histoires même les plus reculées ne donnent aucun indice qu'il y ait eu en Egypte une ville de ce nom. Il est donc vraisemblable que celle-ci fut fondée, non seulement après les Pharaon, qui régnèrent les premiers en Egypte, et après lus Ptolémée, qui formèrent la dernière dynastie, mais même après les Romains, qui réduisirent le royaume d'Egypte en province de l'Empire. Il en est de même pour la ville du Caire ; il est certain, à l'égard de celle-ci, qu'elle fut fondée par Johar[13], chef des troupes de Mehezedinalla[14], qui régnait alors en Afrique, après que ce Johar eut conquis pour son seigneur tout le pays d'Egypte : j'aurai soin de dire dans la suite de cet écrit comment cet événement fut accompli. Quelques personnes alarment hardiment que cette Babylone est l'antique, la noble et la très fameuse ville de Memphis, dont les histoires anciennes et les prophètes ont fait mention très fréquemment, et qui était, à ce qu'on dit, la capitale et la souveraine de tout ce royaume et de beaucoup d'autres provinces limitrophes. Cependant aujourd'hui encore on voit, au-delà du fleuve qui coule tout près de cette ville de Babylone, et à dix milles environ de ses bords, une ville chargée d'années, d'une vaste étendue, et dans laquelle on trouve de nombreux indices d'une noblesse très antique et d'une grandeur imposante ; et les habitons du pays disent comme une chose certaine que c'était là l'ancienne Memphis. Il serait probable d'après cela que le peuple de Memphis, forcé par la nécessité ou attiré par de plus grands avantages, transporta sa résidence en deçà du fleuve, et que le premier nom de la ville fut changé à cette époque, ou peut-être même plus tard. Au surplus, nous regardons comme certain que Johar, qui fut, comme j'ai dit, envoyé d'Afrique à la tête des armées du grand prince Mehezedinalla pour faire la conquête de l'Egypte, après avoir soumis toute la contrée et rendu les peuples tributaires, fonda la ville du Caire, non loin de cette même Babylone, avec l'intention de faire de la première la résidence principale et habituelle de son seigneur : cette fondation remonte à l'an 358 depuis le règne de Mahomet. Trois ans après, l’an 361 depuis le règne de Mahomet et dans la vingtième année de son règne, Mehezedinalla quitta Carée[15], où il avait établi pendant quelques années le siège de son royaume, et consentit, conformément aux dispositions faites par le prince Johar, à transporter au Caire le siège de son gouvernement, et à illustrer cette ville en y faisant sa résidence habituelle : j'ai rapporté tous ces faits avec plus de détails dans mon histoire des princes de l'Orient.

 

Les Chrétiens, s'étant établis sur la rive du fleuve, à deux stades tout au plus de la ville ci-dessus nommée, tinrent conseil, et après avoir longuement délibéré pour choisir le meilleur parti, ils jugèrent qu'il serait plus convenable de marcher à la rencontre de Syracon et des siens avant qu'ils eussent passé le fleuve, et de chercher à le repousser des frontières mêmes du royaume, plutôt que de le combattre lorsqu'il aurait franchi le fleuve, et que la difficulté mêmes de le repasser le rendrait nécessairement plus opiniâtre. Ils levèrent donc leur camp, et dirigèrent leur marche vers le lieu où l'on disait que se trouvait l'ennemi, et qui était, à ce qu'on croyait, à dix milles de distance du point de leur départ ; mais lorsqu'ils arrivèrent au lieu qu'on leur avait indiqué, ils apprirent que Syracon, chef plein d'activité, avait déjà traversé le fleuve avec la plus grande partie de son armée, ne laissant derrière lui qu'un petit nombre d'hommes qui furent faits prisonniers par les nôtres et chargés de fers. Interrogés sur la force de l'armée turque et sur la manière dont elle avait passé la rivière, les captifs donnèrent aux nôtres beaucoup de renseignements utiles, et leur apprirent en outre un fait entièrement ignoré jusqu'alors. Après que les Turcs eurent traversé la Syrie de Sobal, il s'éleva tout-à-coup au milieu du désert d'horribles tourbillons de vent : le sable, soulevé dans les airs, y fut disperse en forme de nuages et de brouillards épais : les hommes de l'armée n'osaient même essayer d'ouvrir les yeux ou la bouche pour se parler les uns aux autres ; ils descendaient de cheval, se couchaient sur la terre, et faisaient leurs efforts pour s'attacher au sol en enfonçant leurs mains dans le sable aussi avant qu'il leur était possible, afin de ne pas se voir enlever par la force du tourbillon, pour retomber bientôt après sur cette même terre. Souvent, en effet, au milieu de ce désert, les sables sont soulevés et abaissés tour à tour comme les eaux de la mer pendant une tempête, et alors il n'est pas moins dangereux d'avoir à traverser ces lieux abandonnés, qu'il ne peut l'être pour les navigateurs de se trouver exposés à la fureur des flots. Les Turcs perdirent dans ce désastre leurs chameaux et la plus grande partie de leurs vivres : un grand nombre d'entre eux périrent, beaucoup d'autres s'égarèrent dans la vaste solitude de ces sables mouvants ; et lorsque la tempête fut passée, tous ceux qui avaient survécu, osant à peine espérer de se sauver, marchant d'abord au hasard, errant ça et la sans connaître leur chemin, arrivèrent enfin en Egypte au bout de quelques jours. L'armée chrétienne, voyant que Syracon avait passé le fleuve avec tous ceux qui le suivaient, reprit la route qu'elle venait de faire, et alla de nouveau dresser son camp sur les bords du fleuve, auprès de la ville qu'elle avait quittée naguère.

 

Cependant le soudan, bien persuadé qu'il lui serait tout-à-fait impossible de résister à l'ennemi qui venait de pénétrer dans le Cœur du royaume, et plus encore de le repousser hors des frontières sans l'assistance du seigneur Roi, cherchait avec sollicitude les moyens les plus efficaces pour le retenir en Egypte. Il craignait que, déjà fatigué de ses pénibles travaux, le Roi ne fit ses dispositions pour rentrer dans ses Etats, et ne voyait aucun moyen de l'engager à demeurer plus longtemps sur cette terre, que de lui assigner une somme plus considérable à titre de tribut, et de pourvoir avec générosité à toutes ses dépenses et à celles de ses princes. Il résolut donc, de concert avec les Chrétiens, de renouveler les anciens traités, d'établir sur des bases inviolables une convention de paix, et d'alliance perpétuelle entre le seigneur Roi et le calife, d'augmenter la somme des tributs et de les constituer en revenu fixe et déterminé, qui serait payé annuellement au seigneur Roi sur les trésors du calife. On pouvait juger dès lors que l'entreprise dont il s'agissait présenterait de grandes difficultés, et qu'il faudrait beaucoup de travail et de temps pour amener une heureuse conclusion. Ceux qui intervinrent pour régler ces conventions, ayant sondé les dispositions des deux parties et pris connaissance de leurs intentions, décidèrent qu'il serait alloué au seigneur Roi une somme de quatre cent mille pièces d'or : la moitié fut payée sur-le-champ, et l'on promit que les deux cent mille pièces restantes seraient payées sans la moindre difficulté aux époques déterminées, sous la condition expresse que le seigneur Roi s'engagerait de sa propre main, en toute bonne foi, sans fraude pi mauvaise intention, à ne point sortir du royaume d'Egypte avant que Syracon et son armée fussent entièrement détruits ou expulsés de toutes les parties du territoire. Ce traité fut accepté par les deux parties. Le seigneur Roi donna sa main droite, en témoignage de son consentement, à ceux qui lui furent envoyés de la part du calife. En même temps il chargea lingues de Césarée, jeune homme d'une admirable sagesse et d'une prudence fort au dessus de son âge, de se rendre auprès du calife, pour recevoir aussi de sa main la confirmation des conventions qui venaient d'être arrêtées, jugeant qu'il ne suffisait pas que le Soudan se fût engagé envers lui.

 

Comme les usages établis dans la maison de ce prince sont tout-à-fait particuliers et inconnus aux gens de notre siècle, je crois devoir rapporter avec soin tout ce que j'ai pu apprendre par les fidèles récits de ceux qui furent introduits auprès de cet illustre seigneur, sur l'état de sa maison, sur l'immensité et la magnificence de ses richesses, et sur la gloire dont il était environné. On sera certainement bien aise de connaître en détail tout ce que je puis avoir à en dire.

 

Hugues de Césarée, que j'ai déjà nommé, et Geoffroi, frère de Foucher et chevalier du Temple, étant d'abord entrés dans la ville du Caire, accompagnés par le soudan, pour s'acquitter de leur mission, se rendirent au palais appelé Cascer dans la langue du pays, précédés d'une nombreuse troupe d'appariteurs qui marchaient en avant avec beaucoup de fracas, et armés de glaives : on les conduisit à travers des passages étroits où l'on ne voyait point le jour, et à chaque porte ils rencontraient des compagnies d'Éthiopiens armés, qui offraient leurs salutations empressées au soudan aussitôt qu'il se présentait. Après avoir ainsi franchi le premier et le second poste de garde, ils furent introduits dans un local plus vaste, où le soleil pénétrait, et qui se trouvait à découvert : il y avait pour se promener des galeries en colonnes de marbre, lambrissées en or et incrustées d'ouvrages qui s'avançaient en saillie ; les pavés étaient de diverses matières, et tout le pourtour de ces galeries était vraiment digne de la puissance royale. L'élégance des matériaux et des ouvrages retenait involontairement les regards de tous ceux qui y passaient, et l'œil avide, attiré par la nouveauté d'un tel spectacle, avait peine à s'en de tacher, et ne pouvait se rassasier de cette vue. On y trouvait encore des bassins en marbre remplis de l’eau la plus limpide, on entendait les gazouillements variés d'une multitude infinie d'oiseaux inconnus dans notre monde, dont les formes et les couleurs étranges étaient également nouvelles, qui présentaient un aspect extraordinaire, du moins aux regards des nôtres, et qui avaient, chacun selon son espèce, des aliments divers et appropriés à leurs goûts. De là, s'avançant encore plus loin sous la conduite du chef des eunuques, ils trouvèrent d'autres bâtiments plus élégants encore que les précédents, autant que ceux-ci leur avaient paru supérieurs à ceux que l'on pouvait voir ordinairement en tout autre lieu. Ils rencontrèrent là une étonnante variété de quadrupèdes, telle que la main folâtre des peintres peut se plaire à la représenter, que la poésie pourrait la décrire dans ses licences mensongères, ou que l'imagination d'un homme endormi pourrait l'inventer dans ses rêves nocturnes, telle enfin qu'on la trouve réellement dans les pays de l'Orient et du Midi, tandis que l'Occident n'a jamais rien vu de pareil, ou n'en a même entendu parler que bien rarement. Il semblait, à n'en pouvoir douter, que ce fut dans ces lieux que Solin eût trouve les sujets dont il a fait entrer le récit dans son Polyhistor.

 

Après avoir passé par beaucoup de corridors et de chemins tortueux, où les hommes les plus occupés eussent pu s'arrêter longtemps à contempler tout ce qui s'y rencontrait, ils arrivèrent enfin dans le palais même, où l'on trouvait des corps plus nombreux d'hommes armés, et des satellites formant des troupes plus considérables, dont la belle tenue et la multiplicité proclamaient déjà la gloire incomparable du seigneur de ces lieux, de même que tous les objets qu'on voyait annonçaient son opulence et ses richesses extraordinaires. Lorsqu'ils furent entrés dans l'intérieur du palais, le soudan présenta, selon l'usage, les témoignages de son respect à son seigneur ; il se prosterna deux fois successivement devant lui, et lui offrit, en suppliant, un culte qui n'était dû à nul autre, et qui semblait une manière d'adoration ; puis, s'étant prosterné une troisième fois, il déposa enfin le glaive qu'il portait suspendu au cou. Aussitôt on tira, avec une étonnante rapidité, des rideaux tissus en or et ornés d'une infinie variété de pierres précieuses, et qui, suspendus au milieu de l'appartement, étaient refermés sur le trône ; le calife apparut alors, exposant sa face à tous les regards, assis sur un trône doré, couvert de vêtements plus magnifiques que ceux des rois, et entouré d'un petit nombre de domestiques et d'eunuques familiers. Alors, s'avançant avec le plus grand respect, le soudan baisa humblement les pieds du souverain assis sur son trône, exposa les motifs de la venue des députés, rapporta la teneur des traités qu'il avait conclus, dit que le royaume se trouvait dans la nécessité la plus pressante, que les ennemis les plus cruels avaient pénétré jusqu'au cœur de l'Etat, et finit par déclarer en peu de mots ce qu'on exigeait du calife, et ce que le seigneur Roi était disposé à faire pour lui. Le calife répondit avec beaucoup de bonté, et de l'air le plus calme et le plus enjoué, qu'il était tout prêt à accomplir et à interpréter de la manière la plus généreuse toutes les stipulations convenues en faveur de son très chéri le seigneur Roi, dans le traité consenti de part et d'autre.

 

Nos députés ayant demandé que le calife confirmât ces paroles de sa propre main, de même que le Roi l'avait fait, les confidents intimes et les officiers de la chambre du calife qui entouraient sa personne et qui exerçaient toute l'autorité dans ses conseils, parurent d'abord n'entendre cette proposition qu'avec horreur, comme Une chose inouïe dans tous les siècles : cependant après une longue délibération et à la suite des instances réitérées du Soudan, le calife tendit la main, avec beaucoup de répugnance, et la présenta couverte d'un voile : alors, et à la grande surprise des Égyptiens qui ne pouvaient assez s'étonner qu'on osât parler si librement au prince souverain, Hugues de Césarée dit au calife : Seigneur, la foi n'a point de détour ; il faut que tout soit à nu dans les engagements par lesquels les princes se lient les uns envers les autres : il faut découvrir avec sincérité, rapprocher et délier tout ce qui fait l'objet d'une convention quelconque, qui s'appuie sur la bonne foi réciproque des parties contractantes. C'est pourquoi, ou vous présenterez votre main nue, ou je serai réduit à croire qu'il y a de votre part quelque arrière-pensée, et moins de sincérité que je ne voudrais. Enfin, forcé bien malgré lui et comme s'il eût dérogé à sa dignité, souriant cependant, ce que les Egyptiens ne virent qu'avec humeur, le calife mit sa main nue dans la main de Hugues de Césarée, et tandis que celui-ci lui dictait la formule de son serment, il s'engagea, en prononçant après lui presque les mêmes syllabes, à observer les conventions selon leur teneur, de bonne foi, et sans fraude ni mauvaise intention.

 

Ce calife était, selon ce que nous a raconté le seigneur Hugues, dans la première fleur de la jeunesse, d'un brun noirâtre, d'une taille élevée, d'une belle figure et d'une grande libéralité ; il avait un nombre infini de femmes, et se nommait Elhadech, fils d'Elfeis[16]. Ayant renvoyé les députés, il leur fit donner, en témoignage de sa générosité, des présents tels que leur abondance et leur insigne valeur pussent à la fois honorer celui qui les leur adressait, et réjouir ceux qui se retiraient de devant la face d'un prince aussi illustre.

 

Puisque j'ai parlé de la magnificence de ce souverain, d'après ce que m'en ont rapporté ceux qui en ont été témoins et l'ont vue de leurs propres yeux, je crois aussi devoir dire quelque chose de la dignité dont ce prince était revêtu, de l'origine et des progrès de son pouvoir, et j'en dirai tout ce qu'il m'a été possible d'en apprendre, soit par la lecture des anciennes histoires, soit par les rapports pleins de vérité que m'en ont faits beaucoup de personnes ; ce que je pourrai apprendre à mes lecteurs sur ce sujet ne sera pas, j'espère, sans utilité pour eux.

 

Le prince d'Egypte est appelé chez les siens de deux noms différents ; on le nomme calife, ce qui veut dire héritier ou successeur parce qu'en vertu de ses droits héréditaires, il occupe la place et tient l'héritage de leur souverain prophète. On l'appelle également mulene, ce qui signifie notre seigneur. Il paraît que l'origine de ce dernier nom remonte au temps des Pharaon et à l'époque où le Joseph de l'Ancien-Testament acheta toute la contrée d'Egypte, des Egyptiens qui, pressés par la famine, vendirent leurs propriétés : il les remit alors sous l'auto rite de Pharaon, de même que tous les peuples qui habitaient depuis les frontières les plus reculées de l'Egypte jusqu'à l'autre extrémité, disant, aux agriculteurs : Vous donnerez la cinquième portion au Roi, et je vous permets de guider les quatre autres, portions pour y semer et pour nourrir vos familles et a vos enfants. Ainsi il acheta d’abord les propriétés, et ensuite les personnes, c'est ce qui fait que les Égyptiens sont plus étroitement engagés et liés envers leur seigneur que ne le sont les habitants des autres pays envers leurs magistrats ; car ce seigneur les acheta eux-mêmes, ainsi que leurs propriétés, moyennant un prix déterminé, en sorte qu'ils lui sont attachés par un lien de servitude, et se trouvent placés vis-à-vis de lui dans la condition la plus humble. Ainsi, par suite de l'extrême sollicitude de ce très excellent gouverneur de l'Egypte, et depuis cette époque sous les Pharaon, plus tard sous les Ptolémée, et plus tard encore sous les Romains, qui réduisirent l'Egypte en province de leur empire, comme ils le firent à l'égard de tous les autres royaumes, cette coutume prévalut et s'est maintenue en Egypte, et les Egyptiens ont été serfs et ont donné ce titre à leur souverain en témoignage de leur respect. C'est encore une autre coutume très ancienne dans ce pays que celle d'après laquelle le prince vit dans un loisir perpétuel, uniquement adonné aux délices, loin du tumulte et dégagé de toute sollicitude, ayant un gouverneur qui, tel qu'un nouveau Joseph, administre toutes les affaires du royaume, a la puissance du glaive, et exerce en tout point les fonctions de son seigneur. Ce gouverneur est nommé Soudan, et à l'époque dont il est ici question c'était Savar, dont j'ai déjà parlé à plusieurs reprises, qui occupait cette place en Egypte.

 

Voici maintenant l'explication du titre de calife. Mahomet le prophète, ...., qui le premier entraîna les peuples de l'Orient ...., eut pour successeur immédiat l'un de ses coopérateurs, nommé Bebecre[17]. Celui-ci eut pour successeur Homar[18] fils de Chatab ; après lui vint Ohémen[19], et après celui-ci Hali[20], fils de Béthaleb[21]. Chacun d'eux fut successivement appelé calife, de même que tous ceux qui leur succédèrent dans la suite, parce que chacun succéda à son premier maître, et fut son héritier. Hali cependant, le cinquième a partir de Mahomet, et cousin germain de celui-ci, étant vaillant à la guerre plus que tous ceux qui l'avaient précédé, et se trouvant fort supérieur dans la science militaire à tous les hommes de son temps, s'indigna extrêmement d'être appelé successeur de Mahomet, et de n'être pas Considéré lui-même comme un prophète, et plus grand même que le premier d'entre eux. Non content que lui-même ou les autres pensassent ainsi a son sujet, il voulut encore prêcher publiquement cette doctrine, et alla jusqu'à dire et à faire circuler dans le peuple cet horrible blasphème, que l'ange législateur Gabriel avait été envoyé du ciel vers lui ; que ce n'était que par erreur qu'il s'était adressé à Mahomet, et qu'à cette occasion même l'ange avait été vivement réprimandé par le Seigneur. Quoique ces assertions parussent fort inconvenantes à quelques Arabes, et fussent même fort contraires aux traditions qu'ils avaient reçues, Hali trouva cependant une partie du peuple disposée à le croire, et ce fut ainsi que se forma dans la nation arabe un schisme qui n'a jamais pu être détruit depuis cette époque jusqu'à nos jours. Les uns ont soutenu que Mahomet était le plus grand et le prophète par excellence, et ceux-là sont appelés en langue arabe les Sumni[22], les autres ont dit qu'Hali était le seul prophète du Seigneur, et ont été nommés depuis lors les Ssii[23]. Hali ayant été tué, ses adversaires reprirent le pouvoir, les sectateurs de Mahomet, fondèrent leur monarchie dans l'Orient, et se trouvant les plus forts, ils opprimèrent ceux qui professaient des opinions différentes. L'an 296 depuis le règne du Mahomet[24], on vit paraître un noble nommé Abdalla[25], fils de Mahomet, fils de Japhar, fils de Mahomet, fils d'Hali, fils de Hussen, fils d'Hali l'ancien dont j'ai déjà parlé. Abdalla sortit de la ville de Sélémie, située en Orient, passa en Afrique, s'empara de tous les royaumes situés dans ce vaste pays, et s'appela Mehedi[26], ce qui veut dire celui qui aplanit, comme pour indiquer qu'il était celui qui établirait le repos partout, et qui dirigerait le peuple dans des voies plus unies où il ne rencontrerait aucun obstacle. Il fit aussi construire une ville qu'il nomma de son nom Méhédie, et dont il voulut faire la capitale et la souveraine métropole de tous ses Etats. Ayant équipé une flotte, il s'empara de la Sicile, et ravagea quelques portions de l'Italie. Il fut le premier de tous les descendants d'Hali, l'un de ses aïeux, qui osât se dire et se nommer calife, non qu'il se donnât pour le successeur de Mahomet, qu'il avait au contraire en exécration, mais en se portant pour héritier du très grand et très excellent prophète Hali, dont il descendait en ligne directe, comme je l'ai fait voir. Il osa en outre prononcer publiquement des malédictions contre Mahomet et ses sectateurs, et établir des rites et un mode de prière tout nouveaux. Son arrière-petit-fils Ebu-themin, surnommé El Mehedinalla[27] soumit toute l’Egypte par le bras de Johar[28], chef de ses troupes, qui fit construire la ville du Caire, nom qui signifie la victorieuse, parce qu'elle était destinée à devenir la résidence habituelle du premier seigneur, du prince souverain qui avait tout vaincu. Sortant alors de la ville de Carée[29], située dans le pays d'Afrique, où avaient habité quatre de ses prédécesseurs, El Mehedinalla descendit en Egypte et établit dans le Caire le siège de sa puissance. Depuis cette époque jusqu'à ce jour, le calife d'Orient, qui avait été pendant si longtemps unique monarque, a en Egypte un rival qui a prétendu marcher son égal, et même s'élever au dessus de lui. Au surplus ceux qui désireraient plus de détails sur tous ces faits, n'ont qu'à lire l'histoire que j'ai écrite avec beaucoup de soin sur la vie et les actions des princes de l'Orient, depuis l'époque de la venue du Mahomet jusqu'à la présente année (l'an 1182 de l'Incarnation), époque qui comprend un espace de temps de cinq cent soixante dix-sept ans : cette histoire a été composée par moi sur les instantes demandes du seigneur Amaury, d'illustre mémoire, qui me fit fournir les manuscrits arabes dont j'eus besoin.

 

Après que les traités eurent été renouvelés et rédigés comme je l'ai dit, avec l'approbation des deux contractants, les Chrétiens et les Egyptiens firent d'un commun accord leurs dispositions pour poursuivre l'ennemi et l'expulser de tout le royaume. La nuit venue, l'armée chrétienne prit quelque repos, mais le lendemain matin les affaires se présentèrent sous une nouvelle face. Durant cette même nuit Syracon était venu dresser son camp sur la rive opposée du fleuve, vis-à-vis du lieu occupé par notre armée. Le seigneur Roi fit aussitôt avancer des navires et transporter des poutres de palmier, arbre qu'on trouve en abondance dans ce pays, et donna l'ordre de construire un pont. A cet effet on rapprochait les navires deux à deux et on les fixait à l'aide des ancres, puis on plaçait par dessus des poutres, que l'on recouvrait de terre, et alors on établissait sur le pont des tours en bois et l'on dressait des machines de guerre. Au bout de quelques jours ce travail se trouva conduit jusqu'au milieu du fleuve ; mais alors la crainte de l'ennemi empêcha d'achever ce qui restait à faire et de pousser l'ouvrage jusqu'à l'autre rive. On demeura ainsi en suspens, et il ne se passa aucun événement pendant plus d'un mois, les nôtres ne pouvant traverser le fleuve et les ennemis n'osant abandonner leur position, de peur d'être attaqués sur leurs derrières. Dans cette situation des deux armées, non loin du Caire, Syracon détacha une partie de ses troupes avec ordre d'aller s'emparer, s'il était possible, d'une île située dans le voisinage, et remplie de toutes sortes de provisions, afin que les nôtres ne pussent y faire eux-mêmes une descente. Les Turcs en prirent en effet possession. Mais dès que le seigneur Roi en fut informé, il envoya aussi vers cette île le seigneur Milon de Planci, et Chemel, fils du soudan, qui emmenèrent avec eux une partie des chevaliers. Ils y abordèrent aussi et trouvèrent les Turcs exerçant leurs horribles fureurs contre les habitants du lieu. Ils marchèrent à leur rencontre ; le combat s'engagea et fut soutenu des deux côtés avec vigueur. Enfin, et avec J'aide du Seigneur, les nôtres obtinrent l'avantage ; ils poussèrent les Turcs devant eux et les forcèrent à se jeter dans le fleuve, en sorte que ceux qui avaient échappé au glaive furent entraînés par la violence du courant. Les Turcs perdirent dans cette journée, et de diverses manières, environ cinq cents chevaliers.

 

Lorsqu'on apprit cette nouvelle à Syracon, il éprouva une grande consternation et commença à avoir moins de confiance au succès de son entreprise. Dans le même temps quelques-uns des princes de notre royaume, savoir Honfroi de Toron, le connétable, et Philippe de Naplouse, qui étaient demeurés auprès du seigneur Roi pour des motifs particuliers, se mirent en toute hâte à la suite de l’armée et se réunirent au camp. Ils furent accueillis à leur arrivée par les applaudissements et les cris de joie de toutes les troupes, car ils étaient forts et vaillants à la guerre, et, adonnés au métier des armes dès leurs premiers ans, ils avaient une grande expérience. Les chefs tinrent alors conseil et délibérèrent sur ce qu'il y avait à faire. Ils arrêtèrent enfin, d'un commun accord, de profiter du silence de la nuit pour conduire toute la flotte, à l'insu des ennemis, dans une île située au dessous du camp, à huit milles de distance tout au plus, et d’y transporter en même temps toute l'armée vers la première veille de la nuit, afin de pouvoir lui faire traverser le fleuve sans que les ennemis en fassent instruits, de les aller surprendre à l'improviste au milieu des ténèbres, et de leur faire Je plus de mal qu'il serait possible.

 

On s'occupa sans retard de l'exécution de ce projet, la flotte descendit vers le lieu désigné, et les ennemis n'eurent aucune connaissance de son mouvement. L'armée suivit dans le plus grand silence, et les navires la transportèrent promptement dans l'île, dont on prit possession sans retard. Les Chrétiens voulurent tenter alors, comme il avait été convenu à l'avance, de s'emparer de la même manière de l'autre rive du fleuve ; mais il survint un tourbillon de vent qui les empêcha d'exécuter leur projet, et ils furent forcés de dresser leur camp sur le point qui fait face à la rive opposée. Cependant en quittant leur première position, ils eurent soin d'y laisser des hommes charges de défendre le pont qu'ils avaient construit à moitié, et de le protéger contre toute attaque ; ils donnèrent le commandement de ce poste au seigneur Hugues d'Ibelin, homme illustre et puissant, qui avait épousé la femme du seigneur Roi après que celui-ci l'eut renvoyée, ainsi que je l'ai déjà rapporté.

 

L'ile dont il est ici question, nommée île de Maheleth[30] par les habitants du pays, riche en toutes sortes de productions, et d'un sol extrêmement fertile, est formée par la division des eaux du Nil. Le fleuve se sépare là en plusieurs branches, qui ne se réunissent plus jusqu'à son entrée dans la mer, où il se jette par quatre grandes embouchures. La première de ces branches, qui fait face à notre Syrie, se réunit à la mer, entre deux villes maritimes très anciennes, nommées Tafnir et Pharamie, passant tout près de l'une d'elles, et baignant les murs de plusieurs de ses édifices, tandis qu'elle est plus éloignée de l'autre et coule à trois ou quatre milles de distance. La seconde branche se réunit aux eaux de la mer à Damiette, ville noble et antique ; la troisième a son embouchure auprès de Sturion, et la quatrième auprès de Ressith ou Rosette, lieu situé sur les confins du territoire d'Alexandrie, dont il n'est éloigné que de quatre milles environ. J'ai cherché à savoir, et je me suis informé avec beaucoup de soin, s'il n'y a pas d'autres branches du Nil qui se séparent vers son embouchure ; je n'ai pu en découvrir aucune autre, et dès lors je m'étonne infiniment que les anciens aient dit le Nil aux sept branches, semblant indiquer par là qu'il se jetait dans la mer par sept différentes branches. On ne peut résoudre cette difficulté qu'en supposant que la succession des siècles a altéré l'état des lieux et que le fleuve a changé de lit, comme il arrive fréquemment pour beaucoup d'autres rivières ; peut-être aussi les hommes de ces temps reculés n'ont-ils pas rapporté la vérité dans toute son exactitude ; peut-être encore, lorsque le fleuve s'élève à une plus grande hauteur qu'il ne le fait d'ordinaire, les eaux, au moment de ces crues excessives, s'ouvrent-elles, indépendamment des quatre branches dont j'ai parlé, de nouveaux passages qui sans doute se referment ensuite et ne portent plus de courant à la mer ; et comme ces nouvelles branches, s'il s'en forme réellement, ne sont pas constamment remplies et ne coulent qu'en forme de torrents et à certaines époques, il est assez simple qu'on ne les compte pas parmi les branches qui forment les embouchures du fleuve.

 

Les Chrétiens, ayant pris possession de l'île, avaient encore à franchir le bras le moins large du fleuve ; au point du jour les ennemis s'étant éveillés s'aperçurent du départ de nos troupes et de la flotte, et prirent aussitôt les armes, craignant d'être attaqués à l'improviste. Ils suivirent en toute hâte le cours de la rivière, et reconnurent que les nôtres s'étaient emparés de l'île, et occupaient avec leur flotte la portion du fleuve qui leur restait à traverser. Ils établirent leur camp sur l'autre rive, assez loin cependant des bords, parce qu'il leur était impossible de s'approcher davantage, en sorte qu'ils furent obligés pour abreuver leurs chevaux de les conduire plus bas. Les Chrétiens avaient résolu de tenter la fortune dès le jour suivant, et de chercher à s'ouvrir un chemin par le fer ; mais pendant la nuit les ennemis se retirèrent à l'insu des nôtres, et le lendemain matin lorsque ceux-ci virent qu'ils étaient partis, ils traversèrent promptement le fleuve et se disposèrent à les poursuivre.

 

Afin île pouvoir marcher plus rapidement, le seigneur Roi laissa en arrière tous les gens de pied, et se mit en route suivi seulement de ses chevaliers. Il renvoya en même temps le seigneur Hugues d'Ibelin, et Chemel, fils du Soudan, avec un corps nombreux formé de Chrétiens et d'Egyptiens, pour aller défendre la ville du Caire et le pont que l'on avait construit à moitié, et les mettre à l'abri de toute incursion inopinée. Les tours et tous les points fortifies de la noble ville du Caire furent livrés alors aux nôtres : ils eurent également un libre accès dans le palais du calife, qui jusqu'alors leur était demeuré inconnu, car le seigneur de ce palais et tous les gens de sa maison mettaient en ce moment toute leur confiance dans les Chrétiens, et n'attendaient leur salut que d'eux seuls. Alors furent révélés aux nôtres tous les mystères de ces lieux sacrés, demeurés inconnus depuis deux siècles, asiles révérés et dignes d'admiration, qui n'étaient ouverts auparavant que pour un petit nombre de familiers intimes. Le seigneur Roi envoya en outre Gérard de Pugi, et un autre fils du soudan, nommé Mahadi, sur la rive opposée du fleuve, et leur donna des troupes composées également des deux peuples, afin qu'ils pussent résister aux ennemis si ceux-ci voulaient tenter de traverser le fleuve. Lui-même, laissant en arrière la plus grande partie de ses bagages, comme je l'ai déjà dit, se mit à la poursuite des Turcs, en remontant le long du Nil, car la coupe même du terrain lui indiquait d'une manière positive lu route qu'avaient suivie les ennemis.

 

En effet, tout le territoire de l'Egypte, depuis l'extrémité par où il se prolonge en continuation du pays des Ethiopiens, est placé entre deux déserts sablonneux, condamnés à une stérilité perpétuelle ; et ce sol même ne porte aucune production, de quelque nature que ce soit, qu'autant qu'il est, à de certaines époques, fertilisé par les crues bienfaisantes du Nil. Mais les inondations même de ce fleuve ne rendent le sol propre à produire des récoltes qu'autant que peut le permettre la disposition convenable des terres qui avoisinent ses rives, et ce n'est qu'aux lieux où le fleuve trouve auprès de lui une surface unie qu'il peut s'étendre en liberté, pour rendre la terre propre à la culture, et féconder d'autant plus d'espace qu'il lui est possible de se répandre davantage. Depuis le Caire et au dessous jusque vers la mer, le pays étant entièrement plat, le Nil s'épanche sans obstacle, porte la fertilité de toutes parts, agrandit singulièrement le royaume, et recule ainsi ses limites. Depuis la ville appelée Facus, et qui fait face à la Syrie, jusqu'à Alexandrie, dernière ville du royaume et continue à la brûlante Libye, le fleuve se répand sans efforts sur un espace de plus de cent milles de largeur, bien cultivé et fécondé par les eaux. Mais au dessus du Caire, et jusqu'à Chus, dernière ville du pays d'Egypte, et limitrophe, à ce qu'on dit, du royaume des Ethiopiens, le cours du Nil est sans cesse resserré entre de nombreux défilés formés par des collines de sable ; rarement peut-il se développer sur un espace de sept ou huit milles de largeur, plus habituellement cet espace n'est que de quatre à cinq milles, tantôt sur les deux rives, tantôt sur l'une d'elles seulement ; et toujours les frontières du royaume se resserrent ou s'élargissent des deux côtés, selon que les eaux des inondations peuvent s'étendre ; toujours aussi les lieux qui ne sont pas arrosés demeurent en proie à toute l'ardeur du soleil et à une stérilité perpétuelle. Cette portion supérieure du pays est appelée Seith par les Égyptiens : si l'on veut connaître l'origine de ce mot, voici la seule explication que j'aie pu en trouver. Nous lisons dans les écrits de l'antiquité qu'il y eut autrefois dans la partie supérieure de l'Egypte, une ville extrêmement ancienne, nommée Sais : Platon en fait mention dans le Timée, où il se présente sous le personnage de Critias, son disciple, lequel introduit sur la scène Solon, homme d'une grande autorité. Afin de ne laisser aucun doute sur l'évidence de ce témoignage, je crois devoir citer les paroles mêmes de cet écrivain : Il y a, dit-il, une contrée d'Egypte, nommée Delta, du haut de laquelle descendent en se divisant les eaux du Nil, et auprès de laquelle était la grande ville nommée Saïs, qui obéit à une ancienne coutume que l'on a appelée la loi Satyra. L'empereur Amasis était originaire de cette ville, etc. Il y a encore une autre portion de territoire, appartenant également à l'Egypte et située à une journée de marche du Caire, à travers un pays inhabitable : elle est arrosée, à l'aide de quelques canaux, par les eaux bienfaisantes du Nil ; son sol est riche et fécond, ses champs et ses vignes donnent des produits très abondants. Cette portion de territoire est appelée Phium par les Égyptiens ; les anciennes traditions rapportent que Joseph, ce très sage gouverneur de l'Egypte, qui l’enrichit de beaucoup de choses utiles, trouva ce territoire entièrement délaissé, on n'y connaissait point l'usage de la charrue ; depuis le commencement du monde il était demeuré inculte et négligé, comme plusieurs autres quartiers du même désert. Joseph examina la position de ce lieu, il reconnut que le sol y était plus bas que celui de toute la contrée environnante, et qu'il serait facile de le faire jouir des bienfaits de l'inondation, en faisant disparaître quelques tertres qui se trouvaient placés entre cette partie habitable et le reste du désert ; il fît abattre ces élévations et aplanir le sol placé entre deux ; puis on construisit des aqueducs qui servirent à conduire les eaux des inondations dans cette portion du pays ; et dès ce moment en effet la terre se trouva en possession permanente d'une fertilité jusqu'alors inconnue. Je ne sais pas précisément quel nom fut anciennement donné à cette terre, mais je pense que c'est celle qui fut désignée jadis sous le nom de Thébaïde, et d'où vint, dit-on, cette légion sacrée de Thébains, qui furent couronnés du martyre dans Agaune[31] sous les règnes des empereurs Dioclétien et Maximien, et avaient pour chef l'illustre martyr Maurice. Une autre preuve, qui vient à l'appui de cette assertion, est que c'est aussi sur cette terre que l'on trouve le meilleur opium connu, que les médecins ont appelé opium de la Thébaïde. Cette terre ne peut être en effet celle de Gessen, que Joseph donna à ses frères, car celle-ci était située dans cette partie de l'Egypte qui fait face à la Syrie, ainsi qu'un lecteur attentif peut s'en convaincre facilement en lisant le livre de la Genèse, tandis que le territoire dont il s'agit ici est situé dans la partie opposée de l'Egypte, et voisin de l'autre rive du fleuve qui fait face à la Libye : ce pays n'est pas d'une médiocre étendue, et l’on dit qu'il contient dans son enceinte trois cent soixante-six villes ou villages.

 

Grâce à cette disposition des localités, qui fait que, dans cette partie resserrée du royaume d'Egypte, on ne peut s'égarer ni à droite ni à gauche, et aussi aidés par les rapports que leur faisaient les éclaireurs qu'ils envoyaient fréquemment en avant, le seigneur Roi et le soudan ayant suivi, pendant trois jours consécutifs, la trace des ennemis, apprirent enfin qu'ils se trouvaient dans leur voisinage, le quatrième jour de leur marche, jour du sabbat qui précède le dimanche, où l'on a coutume de chanter dans l'église de Dieu le Lœtare Hierusalem.

 

Aussitôt on tint conseil sur ce qu'il y avait à faire, car les circonstances étaient assez pressantes pour ne souffrir aucun retard, et l'on jugea qu'il devenait nécessaire d'agir avec beaucoup de sagesse et de prudence ; toutefois, on répondit aux désirs des Chrétiens en leur annonçant qu'on allait en venir aux mains, et le signal du combat fut accueilli aux acclamations générales. Il y avait cependant une énorme disproportion entre les deux partis qui se disposaient à mesurer leurs forces. Syracon avait avec lui douze mille Turcs, dont neuf mille étaient couverts de casques et de cuirasses, et les trois mille autres armés seulement d'arcs et de flèches ; il avait en outre dix ou onze mille Arabes, qui, selon leur usage, ne se servaient que de lances. Les nôtres de leur côté n'avaient tout au plus que trois cent soixante et quatorze chevaliers, sans parler des Égyptiens, hommes vils et efféminés, plus embarrassants et plus nuisibles qu'ils ne pouvaient être utiles. Il y avait encore des cavaliers armés à la légère, qu'on appelle des Turcopoles ; j'ignore en quel nombre ils se trouvaient, mais j'ai entendu dire à beaucoup de personnes qu'ils avaient été entièrement inutiles dans cette journée, où l'on se battit cependant avec beaucoup de vigueur. Les nôtres étant donc informés qu'ils se trouvaient dans le voisinage des ennemis, lesquels furent aussi instruits de leur arrivée, se mirent en devoir de former leurs corps selon que leur situation semblait le commander ; ils disposèrent leurs escadrons et préparèrent leurs armes : ceux qu'une vieille expérience de la guerre avait doués de plus de sagesse encourageaient les autres ; ils donnaient des leçons aux ignorants, cherchaient à animer leur courage par les paroles les plus convenables, leur promettaient la victoire, et leur parlaient de la gloire immortelle qui serait pour eux le fruit du triomphe.

 

Le terrain sur lequel la bataille devait se livrer était situé sur les confins des terres cultivées et du désert ; c'était un sol inégal, entre les collines sablonneuses et les vallées qui les divisent, en sorte qu'il n'était pas possible de voir de loin ceux qui arrivaient ou de suivre longtemps de l'œil ceux qui s'éloignaient. Ce lieu est nommé Beben[32], ce qui veut dire les portes, parce qu'il sert à fermer le passage pratiqué entre les collines qui le resserrent. Il est a dix milles de distance de Lamonie, dont quelques personnes ont pris l'habitude de donner le nom à la bataille qui se livra à Beben[33].

 

Cependant les ennemis, remplis d'activité, avaient aussi formé leurs corps et occupé les collines sur la droite et sur la gauche, en sorte qu'il était difficile pour les nôtres de les aborder vivement, à cause de la roideur des pentes et du sol sablonneux qui cédait sous les pas des chevaux : le corps que commandait Syracon était placé au centre, et les autres l'environnaient de tous côtés. Déjà cependant on en était venu au point de combattre de près : ceux des nôtres qui faisaient partie du corps commandé par le seigneur Roi s'élancèrent tous à la fois sur le corps que commandait Syracon, et l'enfoncèrent avec vigueur ; puis ils frappèrent du glaive tous ceux qu'ils purent atteindre, contraignirent Syracon à prendre la fuite, et se lancèrent après lui. Hugues de Césarée, s'étant jeté avec impétuosité sur le corps que commandait Saladin, neveu de Syracon, se trouva abandonné par les siens, tomba, fut fait prisonnier ainsi que beaucoup d'autres qui le suivaient, et un plus grand nombre encore furent tués. Là périt aussi un homme noble et vaillant dans les combats, Eustache Chollet, du pays du Pont. Enorgueillis de ce succès, les escadrons ennemis se reformèrent et enveloppèrent de tous côtés le corps des nôtres qui avait été chargé de la défense des bagages et des provisions ; les Turcs l'attaquèrent, le dispersèrent, et le détruisirent. Il y avait dans ce corps un jeune noble, né en Sicile, brave et honorable chevalier, nommé Hugues de Créone, qui fut tué dans cette mêlée. Le corps dispersé, un grand nombre de ceux qui en faisaient partie furent tués, et ceux qui échappèrent au glaive cherchèrent leur salut dans la fuite. Les ennemis s'emparèrent sans autre obstacle des bagages et des provisions, et les emportèrent. Cependant les divers escadrons se trouvant rompus et s’étant dispersés dans les petits vallons des environs, la bataille continua avec des chances diverses qui n'avaient pour témoins que ceux-là seuls qui la soutenaient ; nul ne pouvait rien voir au-delà du poste où il se trouvait, la fortune demeurait toujours incertaine, vainqueurs ou vaincus, tous ignoraient également ce qui se passait sur d'autres points, et croyaient à leur victoire ou à leur défaite, selon la chance qu'ils avaient devant les yeux. Notre vénérable frère, le seigneur Raoul, évêque de Bethléem et chancelier du seigneur Roi, auquel nous avons succédé plus tard dans l'exercice des mêmes fonctions, fut grièvement blessé et perdit tous ses équipages au milieu de cette mêlée. On combattit longtemps sans qu'il fut possible de reconnaître avec certitude quels étaient les vainqueurs, jusqu'à ce qu'enfin le jour tombant par degrés invita les combattants, dispersés çà et là, à se rallier aux signaux ; alors seulement, craignant les approches de la nuit, tous ceux qui pouvaient agir en liberté cherchèrent en hâte à rejoindre leurs compagnons, et les Chrétiens faisant tous leurs efforts pour retrouver le seigneur Roi, arrivèrent de divers côtés et se reformèrent en un seul corps. Sur le point où il avait combattu, le seigneur Roi avait obtenu des succès et remporté la victoire ; les autres éprouvèrent les chances variées de la guerre, favorables en un lieu et contraires en un autre, en sorte que ni l'un ni l'autre des deux partis n'obtint un succès décidé. Entouré d'un petit nombre des siens, le Roi occupa une colline un peu élevée, dressa sa bannière afin de rallier tous ceux qui étaient dispersés, et attendit qu'ils fussent tous réunis. Lorsqu'ils se trouvèrent rassemblés en majeure partie, les Chrétiens virent sur deux collines situées vis-à-vis d'eux, ceux des ennemis qui, après avoir attaqué le corps chargé de la défense des bagages, l'avaient détruit en partie et en partie enlevé : ceux-ci étaient encore en désordre. Les nôtres n'avaient aucun autre moyen de faire leur retraite qu'en passant entre les deux collines occupées par ces Turcs. Résolus cependant à partir, ils se formèrent en ordre de bataille et se mirent en marche, s'avançant lentement, et passant entre les corps ennemis qu'ils voyaient sur leur droite et sur leur gauche ; mais ils s'avançaient avec une telle assurance que les Turcs n'osèrent faire aucune tentative hostile : ils serrèrent leurs rangs ; les hommes les plus forts et les mieux armés entourèrent la colonne, et tous se dirigèrent vers les bords du fleuve, et le traversèrent à un gué, sans le moindre accident. Ils marchèrent ensuite pendant toute la nuit, suivant toujours le chemin par lequel ils étaient venus à Beben. Arrivés à Lamonie., ils rencontrèrent Gérard de Pugi, qui avait gardé la rive opposée du fleuve avec Mahadi, fils du soudan, à la tête de cinquante chevaliers et de cent Turcopoles, afin de s'opposer aux ennemis s'ils avaient voulu tenter de passer le fleuve. Gérard de Pugi arriva fort à propos pour calmer les vives inquiétudes du seigneur Roi, qui craignait que les ennemis n'allassent attaquer son détachement sur l'une ou l'autre rive. Il eut ensuite de nouvelles et assez, vives inquiétudes pour le corps des gens de pied qu'il avait laissé en arrière, comme je l'ai déjà dit, et qui pouvait aussi être rencontré et surpris à l'improviste par les ennemis. Il s'arrêta donc pendant trois jours à Lamonie, pour y attendre et recueillir le corps que commandait le noble et sage Josselin de Samosate. Ce ne fut enfin que le quatrième jour que tous les Chrétiens se trouvèrent peu à peu réunis, et le seigneur Roi, ayant alors rallié son infanterie, poursuivit sa marche, arriva au Caire, et alla de nouveau dresser son camp auprès du pont, en face de la ville de Babylone. On fit le recensement des chevaliers, et l'on reconnut qu'il en manquait cent. On dit encore que les ennemis avaient perdu quinze cents hommes dans cette affaire.

 

Syracon cependant ayant rallié tous ceux des siens qui avaient survécu, les reforma en un seul corps, traversa le désert à l'insu des nôtres, et se rendit à Alexandrie : les habitants.de cette ville la remirent aussitôt entre ses mains. Dès que le Roi eut reçu la première nouvelle de cet événement, il convoqua auprès de lui les princes, le soudan et ses fils, et les nobles d'Egypte, et leur demanda avec sollicitude ce qu'il y avait à faire. On discuta longuement, ainsi qu'il arrive d'ordinaire dans l'incertitude d'une décision à prendre ; et comme la ville d'Alexandrie n'a par elle-même aucune ressource en vivres et en grains, et ne se nourrit que de ce qu'on lui apporte par eau des contrées supérieures de l'Egypte, on résolut d'établir une flotte sur le fleuve, afin d'intercepter entièrement tous les transports qui pourraient être dirigés sur cette ville. Après avoir fait ces dispositions, le Roi se rendit lui-même dans les environs, avec toute son armée, et dressa son camp entre les lieux appelés Toroge et Demenchut : ce point est situé à huit milles d'Alexandrie. De là le Roi envoyait des éclaireurs pour fouiller et faire évacuer tous les lieux voisins et même des points plus éloignés dans le désert, afin que personne ne tentât de porter secours aux assiégés, ou pour empêcher aussi ceux qui voudraient sortir de la ville d'aller au dehors solliciter l'assistance des étrangers.

 

En même temps la flotte refusait le passage à tous ceux qui se présentaient, ou, lorsqu'elle l'accordait à quelque bâtiment, ce n'était qu'après avoir fait une exacte perquisition. Un mois s'était déjà écoulé sans que la ville eût reçu dans l'intervalle aucune espèce de secours en vivres ; le peuple commençait à se plaindre du manque de pain et d'aliments. Syracon craignant alors d'être réduit à périr de misère avec tous les siens, laissa son neveu Saladin avec mille cavaliers environ, et sortant de la ville au milieu de la nuit, il marcha à travers le désert, passa tout près de notre armée, et s'échappa cependant pour remonter vers la haute Egypte, qu'il avait quittée peu de temps auparavant. Le Roi se mit à sa poursuite aussitôt qu'il en fut informé et marcha sans s'arrêter jusqu'à Babylone. Déjà l'armée était prête à se remettre en route ; on avait préparé tous les bagages, et le Roi avait résolu d'aller en avant, lorsqu'un noble et puissant égyptien, nommé Benecarselle, vint se présenter devant lui ; il lui annonça que la ville d'Alexandrie était réduite à la dernière misère, qu'il y avait lui-même des parents très puissants, qui y exerçaient une grande autorité, et qu'il serait très facile ii ceux-ci de faire adopter le parti qu'ils voudraient à un peuple consumé par le faim, et de livrer entre les mains du seigneur Roi la ville ainsi que tous les Turcs qui y étaient demeurés. Ebranlé par cette proposition, le Roi prit l'avis des princes, et tous ayant témoigné les mêmes désirs, et le soudan approuvant aussi cette résolution, les deux armées retournèrent à Alexandrie, et l'investirent en même temps.

 

Alexandrie, la dernière de toutes les villes d'Egypte, dans cette partie du pays qui fait face à la Libye et se prolonge vers l'occident, est placée elle-même sur les confins du sol cultivé et du désert brûlant, si bien qu'en dehors des murs de la ville, du côté du couchant, on ne voit qu'une vaste étendue de terres qui n'ont jamais ressenti les bienfaits d'aucune culture. Elle fut fondée, selon les anciennes histoires, par Alexandre le Macédonien, fils de Philippe, et reçut de lui le nom qu'elle a porté depuis. Solin dit que son origine remonte à la cent douzième olympiade[34], et au consulat de Lucius Papyrius, fils de Lucius, et de Caius Petilius, fils de Gaius. L'architecte Dinocrate dressa le plan de cette ville, et occupe, dans ses souvenirs, le second rang après son fondateur. Elle est située non loin de l'une des embouchures du Nil, appelée par quelques-uns Héracléotique, et par d'autres Canopique. Aujourd’hui cependant, le lieu qui a donné son nom à cette embouchure du Nil, voisine de la ville, a perdu lui-même son antique dénomination, et est appelé Ressith. Alexandrie est à cinq ou six milles de distance du lit du fleuve ; au temps ordinaire des crues, elle reçoit une partie de ses eaux par quelques canaux qui les versent dans de vastes citernes, creusées tout exprès, où on les conserve avec soin durant toute l'année pour l'usage des habitants. Une partie de ces eaux est dirigée, autant qu'on peut en avoir besoin, vers les vergers qui se trouvent en dehors de la ville, et elles y arrivent par des conduits souterrains. La position d'Alexandrie est des plus avantageuses pour le commerce. Elle a deux ports séparés par une langue de terre excessivement étroite. En avant de cette chaussée naturelle, est une tour d'une grande élévation, appelée Phare : Jules César la fit construire, dit-on, pour le service de la navigation, lorsqu'il y conduisit une colonie. On y apporte de la haute Egypte par le Nil une grande quantité de denrées, et presque toutes les choses nécessaires à la vie. Les productions inconnues à l'Egypte arrivent par mer à Alexandrie de toutes les contrées du monde, et y sont toujours en abondance ; aussi dit-on qu'on y trouve toutes sortes d'objets utiles, plus qu'en tout autre port de mer. Les deux Indes, le pays de Saba, l'Arabie, les deux Ethiopies, la Perse et toutes les provinces environnantes, envoient dans la haute Egypte, par la mer Rouge, jusqu'à la ville nommée Aideb, située sur le rivage de cette mer, par où tous ces peuples divers arrivent également vers nous, les aromates, les perles, les trésors de l'Orient, et toutes les marchandises étrangères, dont notre monde est privé : arrivées en ce lieu, on les transporte sur le Nil, et elles descendent de là à Alexandrie. Aussi les peuples de l'Orient et ceux de l'Occident se rencontrent-ils continuellement dans cette ville, qui est comme le grand marché des deux mondes. Elle a eu dans les temps anciens, comme dans les temps modernes, des titres nombreux à l'illustration. Le bienheureux Marc, fils spirituel du prince des apôtres, envoyé par le ciel même auprès de cette église, l'honora de ses prédications ; les saints Pères Athanase et Cyrille y firent leur résidence, et y furent déposés dans leurs glorieux tombeaux ; le patriarche d'Alexandrie avait le second rang dans la chrétienté, et cette ville était la vénérable métropole de l’Égypte, de la Libye, de la Pentapolite et de plusieurs autres provinces. Toute la flotte des armées alliées fut conduite devant ses murs ; on ferma l'accès des portes et toutes les autres avenues, et il ne fut plus permis de s'approcher de la place.

 

Sur ces entrefaites, ceux des Chrétiens qui étaient demeurés en Syrie, ayant appris que le seigneur Roi avait mis le siège devant Alexandrie, et jugeant qu'il leur serait possible d'y arriver après quelques jours d'une navigation non interrompue, se disposèrent à l'envi à faire ce voyage, et prenant les armes, s'invitant les uns les autres à suivre l'expédition, chargeant leurs navires de toutes les provisions nécessaires, ils se mirent joyeusement en route. On remarquait parmi ceux qui s'embarquèrent, le seigneur Frédéric, archevêque de Tyr, notre prédécesseur, qui, animé d'un zèle ardent, et poussé surtout par l'affection qu'il portait au seigneur Roi, débarqua en Egypte avec une escorte assez considérable. Mais les eaux du Nil lui ayant donné la dysenterie, il tomba dangereusement malade, et comme son mal augmentait de jour en jour, il fut enfin forcé de retourner chez lui avant le moment où le seigneur Roi s'empara d'Alexandrie. Les assiégeants prirent alors sur lus navires des mais de très grande dimension ; on fit venir des ouvriers et des charpentiers, et l'on construisit une tour fort élevée, du haut de laquelle on pouvait voir toute la ville. On fit placer aussi dans les positions les plus convenables des machines appelées pierriers, d'où l'on lançait de lourds et énormes quartiers de pierre, qui ébranlaient les murailles et portaient la terreur parmi les citoyens, presque à toutes les heures de la journée.

 

Il y avait autour de la ville des vergers qui présentaient l'aspect le plus agréable, et ressemblaient à de belles forets bien boisées : ils étaient garnis d'arbres à fruits en plein rapport, et de plantes utiles ; leur vue seule engageait les passants à les visiter de plus près, et lorsqu'ils y étaient entrés, tout les invitait au repos : une grande partie de notre armée y alla aussi, d'abord pour y chercher le bois nécessaire à la construction des machines, et y demeura ensuite dans la seule intention de nuire et de faire un dommage considérable aux habitants ; bientôt les arbres aromatiques et propres à toutes sortes d'usages furent coupés et renversés avec tout autant d'empressement qu'on avait pu, dans le principe, leur prodiguer de soins et de travaux pour les faire prospérer. Le sol se trouva subitement rasé, il ne resta plus aucun indice du coup d'œil qu'il présentait auparavant, et dans la suite lorsque la paix fut rétablie, cette destruction et le dommage que les habitants en éprouvèrent furent pour eux la perte la plus sensible et l'événement dont ils se plaignirent le plus.

 

Les nôtres cependant pressaient toujours les travaux du siège ; ils cherchaient à inventer tous les moyens possibles de nuire aux habitants, et employaient toutes les ruses par lesquelles ils pouvaient espérer de leur porter quelque préjudice. Ils livraient des assauts continuels, et ne laissaient aucun moment de repos aux assiégés, déjà fatigués de tant d'efforts. Uniquement adonnés aux travaux du commerce, n'ayant nulle expérience de la guerre, nulle habitude des combats, les citoyens d'Alexandrie ne supportaient qu'avec beaucoup de peine un genre de fatigue si nouveau pour eux. Les Turcs qui étaient demeurés dans la place ne s'y trouvaient pas en grand, nombre ; ils ne pouvaient prendre aucune confiance aux assiégés qui se montraient légers et dénués de toute fermeté, et dans cette position, ils se présentaient rarement au combat, se conduisaient avec mollesse, et ne pouvaient par conséquent ranimer le courage des habitants. Que dirai-je de plus ? Les attaques journalières, la mort d'un grand nombre des citoyens, la nécessité de veiller constamment, les alarmes de nuit, et, par dessus tout, le défaut de vivres jetaient le découragement dans le peuple, et tous, l'esprit frappé de crainte, voulaient abandonner la ville ; ou bien encore dédaignant la liberté, ils en étaient venus à désirer la servitude sous le joug d'un peuple quelconque, plutôt que de demeurer dans leurs foyers domestiques, livrés avec leurs femmes et leurs enfants à toutes les horreurs d'une telle disette. Déjà le peuple murmurait tout bas, déjà beaucoup de gens disaient hautement qu'il fallait chasser de la ville ces ennemis empestés qui avaient apporté la désolation parmi les citoyens, et s'informer à quel prix et de quelle manière il serait possible de repousser les maux dont on était accablé, de faire lever le siège, et de rendre à la ville tous les biens dont elle jouissait auparavant, et la liberté qu'elle avait jusqu'alors possédée.

 

Informé des dispositions des habitons, Saladin expédia secrètement, et en toute bâte, des messagers chargés de faire connaître en détail à son oncle la misérable situation de la ville, le projet des assiégés de se séparer de lui, et surtout la disette affreuse qui régnait à Alexandrie ; il fit demander à Syracon, avec les plus vives instances, de chercher les meilleurs moyens de le secourir dans cette position désespérée, et de l'arracher à la destruction dont il était menacé. En même temps, Saladin s'adressa aussi au peuple et aux principaux habitons ; il les invita à combattre jusqu'à la mort pour la défense de leurs femmes et de leurs enfants, il les exhorta à défendre la loi et les traditions de leurs aïeux ; il leur annonça que l'heure du salut approchait, que Syracon, son oncle, parcourait l'Egypte pour travailler à leur délivrance et pour chasser les ennemis de tout le territoire, et qu'il arriverait incessamment à la tête d'une armée innombrable. De son côté le seigneur Roi, instruit que la dissension régnait parmi les citoyens, poussait les travaux du siège sans relâche ; et plus il voyait les habitants accablés sous le poids de leur affliction, plus il ordonnait de les attaquer avec acharnement. Le soudan, toujours armé et plein de zèle et d'activité, allait successivement visiter tous les chefs, et leur témoignait une extrême sollicitude, il fournissait avec profusion à toutes les dépenses qu'exigeaient la construction des machines et tous les autres besoins de la guerre, il accordait aux ouvriers des salaires convenables ; lus pauvres, les indigents, et surtout les blessés, qui avaient besoin de se faire soigner, recevaient de lui des présents, et quelquefois aussi il faisait des distributions aux braves qui se distinguaient le plus dans les combats.

 

Tandis que ces événements se passaient dans les environs d'Alexandrie, Syracon parcourait toute la haute Egypte. Arrivé à Chus, il voulut essayer de faire le siège de cette ville ; mais voyant qu'il lui faudrait beaucoup trop de temps pour s'en rendre maître, et jugeant en outre que des intérêts plus pressants le rappelaient auprès de son neveu, il leva des sommes d'argent dans plusieurs villes, et se disposa à redescendre promptement dans la basse Egypte avec l'armée qu'il traînait à sa suite. Il apprit, en arrivant à Babylone, que le Roi avait remis la garde de la ville du Caire et du pont de bateaux à Hugues d'Ibelin ; et voyant en outre que ses affaires étaient bien loin d'aller comme il l'avait espéré, il fit venir Hugues de Césarée, qu'il retenait prisonnier, pour avoir avec lui un entretien particulier ; et comme il avait de l'éloquence et de l'urbanité dans les manières, il chercha à le gagner par un discours adroitement ménagé.

 

Tu es, lui dit-il, un grand prince, noble et très illustre entre les tiens, et il n'est personne parmi les princes tes compagnons que je voulusse, si j'en avais la faculté, choisir de préférence à toi pour lui communiquer mes secrètes pensées et lui confier les choses que je vais te dire. La fortune m'a offert spontanément, et les chances de la guerre m'ont procuré tout naturellement l'avantage que je n'eusse pu obtenir autrement qu'avec beaucoup de peine, de pouvoir employer ton expérience pour coopérer à l'œuvre que j'entreprends. J'avoue qu'avide de gloire comme le sont presque tous les hommes, attiré par les richesses de ce royaume, et comptant aussi sur la faiblesse des indigènes, j'ai conçu une fois l'espoir que ce pays tomberait tôt ou lard entre mes mains. C'est pourquoi j'ai fait des dépenses considérables, j'ai supporté des fatigues infinies et cependant infructueuses, à ce que je crois, pour venir en Egypte à travers mille périls, suivi d'une nombreuse escorte de nobles, tous animés des mêmes sentiments ; j'espérais que les choses tourneraient pour moi autrement qu'elles n'ont fait. La fortune m'a été contraire dès mon entrée dans ce pays, je le vois maintenant, et plaise à Dieu qu'il me soit donné d'en sortir plus heureusement ! Tu es noble, comme je l'ai dit, chéri du Roi, puissant en discours et en actions : sois entre nous un médiateur de paix ; que mes paroles prospèrent par tes soins. Dis au seigneur Roi : Nous perdons ici notre temps, il s'écoule sans profit et il reste encore beaucoup de choses à faire chez nous. En effet, la présence de ton roi dans son royaume lui serait infiniment nécessaire ; il se prodigue maintenant pour les autres, car après qu'il nous aura repoussés il laissera les richesses de ce pays à des misérables, à peine dignes de la vie. Qu'il reçoive ceux des siens que je retiens dans les fers ; qu'il lève le siège et restitue ceux qu'il retient et ceux aussi qu'il a enfermés dans les murs d'Alexandrie, alors je serai prêt à sortir du pays, a après avoir reçu de lui la garantie que je ne rente contrerai sur ma route aucun obstacle qui puisse me venir des siens.

 

En entendant ce discours le seigneur Hugues jugea les propositions qui lui étaient fuites en homme sage et prudent, et reconnut l'utilité du traité de paix et des conditions qu'on lui offrait. Cependant, et pour ne pas paraître entraîné par le désir d'obtenir sa liberté personnelle plutôt que par le seul intérêt public, il jugea convenable de faire faire les premières propositions par tout autre que lui. Plus tard il m'a dit lui-même, dans un entretien particulier, que-tels avaient été les motifs de sa conduite. On envoya donc pour porter la parole, un homme également prisonnier, et au service du Roi, nommé Arnoul de Tournazel ; il avait été pris dans la bataille où le seigneur Hugues de Césarée était aussi tombé entre les mains de Syracon. Instruit de ce qu'il avait à dire, il partit en hâte pour se rendre auprès du Roi, et lui rapporta exactement l'objet de sa mission. Aussitôt le Roi convoqua le conseil des princes, et Arnoul exposa en présence de cette as semblée, du soudan et de ses fils, les propositions qu'il était chargé de présenter et les conditions que l'on offrait. Tous accueillirent favorablement ces ouvertures de paix, et jugèrent qu'il suffirait pour l'honneur de l'expédition et pour la pleine exécution des traités conclus entre le Roi et le calife, que la ville d'Alexandrie fût livrée au pouvoir du Roi, et que ceux des ennemis qui y étaient enfermés, de même que ceux qui avaient suivi Syracon et se trouvaient dispersés sur tout le territoire d'Egypte, en sortissent tous ensemble, après toutefois que les Turcs auraient rendu ceux des nôtres qu'ils retenaient dans les fers, et reçu de leur côté ceux des leurs qui étaient prisonniers chez nous. Savar, le soudan, approuva aussi ces propositions, du consentement de tous les satrapes égyptiens, et accepta de plein gré les conditions offertes pour le traité, déclarant qu'il se tenait pour complètement satisfait, moyennant l'expulsion absolue de son formidable ennemi, de son compétiteur pour le gouvernement du royaume. Le seigneur Hugues s'étant alors présenté, mit la dernière main au traité, et le termina au gré de tous les partis.

 

En conséquence les hérauts allèrent annoncer aux troupes et à tous ceux qui faisaient partie de l'expédition, que la guerre était finie ; on publia aussi un édit pour défendre de faire aucun mal aux habitants d'Alexandrie. Pleins de joie d'avoir obtenu la paix, ceux-ci, abattus et maigris par les fatigues d'un long siège, et ne se souvenant qu'avec dégoût, des gènes qu'ils avaient endurées, sortirent de la ville pour soulager leurs ennuis, et recherchèrent le plaisir de la promenade avec un empressement tout particulier. Ayant retrouvé des vivres en abondance et la faculté de commercer librement, ils s'appliquaient à restaurer leurs corps épuisés par les longues souffrances de la famine, et à y ranimer le souffle de la vie. Ils se plaisaient aussi à voir dans des sentiments de paix ces bataillons armés qui naguère ne leur inspiraient que haine et terreur ; ils s'amusaient à s'entretenir familièrement avec ceux qu'ils redoutaient peu de temps auparavant comme des messagers de péril et des ministres de mort. De leur côté les nôtres s'empressaient aussi d'entrer dans cette ville, objet de leurs désirs ; ils se promenaient en toute liberté, visitant les rues, les ports, les remparts, examinant toutes choses avec soin, afin de pouvoir, de retour dans leurs foyers, faire de longs récits à leurs compatriotes et réjouir leurs amis par des relations intéressantes. Cette belle ville est dominée par une tour d'une grande hauteur, qu'on appelé Le Phare, et sur laquelle on allume des torches qui jettent une grande clarté et brillent comme un astre dans le ciel, afin de diriger au milieu de la nuit la marche des navigateurs qui ne connaissent pas les localités. On ne peut en effet aborder à Alexandrie que par une mer aveugle, pour ainsi dire, et semée de bas-fonds trompeurs et périlleux. Instruits par les feux qui brûlent constamment au sommet du Phare et sont entretenus aux frais du trésor public, les navigateurs échappent ainsi aux naufrages qui les menacent, et dirigent heureusement leur marche vers le port. La bannière du seigneur Roi fut arborée au haut de cette tour, en témoignage de victoire, et ce qui n'était encore connu que d'un petit nombre de gens fut su bientôt dans toute la ville lorsqu'on eut vu le nouveau signal. Aussitôt, ceux qui par excès de prudence avaient craint de se confier aux nôtres en entendant parler des premiers arrangements de paix, plus assurés maintenant d'une conclusion définitive, ne redoutèrent plus de se réunir à eux et de prendre confiance en leur sincérité : surtout ils ne pouvaient assez s'étonner qu'une si grande masse de citoyens et tant d'étrangers, qui tous avaient fidèlement coopéré à la défense de la place, eussent été si facilement bloqués dans la ville par une si faible armée, et réduits enfin à se rendre honteusement et à discrétion : ceux des nôtres en effet qui avaient fait Je siège d'Alexandrie étaient tout au plus au nombre de cinq cents chevaliers et de quatre à cinq mille hommes de gens de pied, tandis qu'il y avait dans la ville plus de cinquante mille hommes en état de porter les armes.

 

Saladin, étant sorti, se rendit auprès du seigneur Roi, et demeura dans son camp jusqu'au moment où le Roi partit pour rentrer dans ses États. On lui donna un gardien qui fut chargé de le traiter avec honneur et de le défendre des insultes de tout téméraire. Le Soudan entra en triomphe dans la ville, au bruit des trompettes et des tambours, au milieu des chanteurs, et au son des instruments de musique de toute espèce, accompagné de ses troupes et précédé d'une foule innombrable d'appariteurs et de gens armés qui élevaient leurs cris jusqu'aux cieux. Il se présenta en vainqueur aux portes de la ville, et les citoyens furent frappés de terreur ; il condamna les uns, renvoya les autres absous, examina dans sa puissance les fautes de chacun, et rendit à chacun ce qu'il avait mérité par sa conduite. Les habitants d'Alexandrie furent condamnés à payer une certaine somme d’argent, et le Soudan institua des receveurs pour la perception des tributs et des impôts, et des magistrats pour l'exercice des fonctions civiles. Après avoir retiré des sommes considérables, il chargea ses fidèles de veiller à la garde de la ville, et se retira dans le camp, couvert de gloire.

 

Les nôtres cependant aspiraient au moment du retour ; ceux qui étaient venus par mer firent leurs provisions de voyage, montèrent sur leurs navires pour profiter des vents favorables, et retournèrent avec joie dans leurs foyers. Le Roi fit brûler les machines de guerre et préparer tous ses bagages, et se mit ensuite en marche pour la ville de Babylone. Il rallia ceux qu'il y avait laissés, et après avoir rétabli le soudan dans le gouvernement de l'Egypte, chassé les ennemis et réuni à son armée tous les prisonniers qu'on lui rendit, il rentra dans la ville d'Ascalon le 20 août[35], l’an 1167 de l'incarnation du Seigneur, et la quatrième année de son règne.

 


[1] En 1162

[2] Alexandre III qui régna de 1159 à 1181.

[3] Le 11 février 1162.

[4] Péluse.

[5] Chawer, vizir d’Adhed Ledinillah, onzième et dernier calife d'Egypte, de 1160 à 1171. Chawer descendait de la famille de Hatsymah, nourrice de Mahomet.

[6] Asad-Eddyn Chyrkouh.

[7] Guillaume Taillefor IV, comte d’Angoulême, de 1140 à 1178.

[8] Le 10 août 1165.

[9] Ev. sel. S. Matth., chap. 16, v. 13.

[10] Il y a ici une erreur. Noureddin prit Panéade le 17 octobre 1165.

[11] Guillaume I, dit le Mauvais, qui régna du 26 février 1154 au 7 mai 1166.

[12] C'était le fort de Montréa.

[13] Giaour.

[14] Moez-Ledinillah, premier calife fatimide d'Egypte, de l'an 953 à 975.

[15] Cairoan.

[16] Haphedh, ou Adhed-Ledinillah.

[17] Abu-Bekr.

[18] Omar.

[19] Othman.

[20] Ali.

[21] Abu-Thaleh.

[22] Sonnites.

[23] Shiites.

[24] L'an 296 de l'hégire.

[25] Obeidollah.

[26] Mahadi, directeur, guide.

[27] Mouz-Ledinallah.

[28] Giaour.

[29] Cairoan.

[30] Maalté

[31] S. Maurice en Valais.

[32] Près du château de Toura, à deux lieues du Caire, vis-à-vis l'ancienne Memphis.

[33] Le 18 mars 1167.

[34] L'an 331 avant J.-C.

[35] Le 8 août.

 

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