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Sur les eaux
Dr. Père Cesar Mourani ocd
Nous venions de regagner la ville de Tripoli. Deux ou trois jours après, nous reçûmes l’ordre de partir pour l’Italie. Je dis nous, en effet nous étions trois copains tout jeunes. Nous ne sûmes, jamais, le motif de ce départ précipité. Comme nous étions mineurs - le plus âgé accusait, à peine, ses dix-huit ans - on nous assigna, comme mentor, un prêtre d’âge avancé. Le père Georges Nakad avait, disait-on, l’expérience de ces longs trajets en mer. Pour économiser, nous avions à faire notre baptême sur les eaux et, précisément, sur un navire pétrolier.
Sur le soir, pauvres orphelins, nous quittâmes notre
tranquille refuge au Collège. Une voiture nous mena au port de Mina avec,
chacun, son propre ballot. Il y avait peu de choses dans nos malles. Pas de
bouquins, pas d’objets précieux, pas de nourriture, juste de rares fariboles
bien enfouies parmi les quelques vêtements autorisés. Ces petits quelques choses
nous y tenions farouchement. Nous pensions que c’étaient eux, les petits
souvenirs, qui nous garderaient rattachés au pays, aux pierres du village natal,
surtout aux vieux parents assis sur le seuil, dans l’embrasure d’une porte
grande ouverte sur l’inconnu. « Les enfants sont partis, se disaient-ils,
reviendront-ils de si tôt ? Nos yeux les reverront-ils, ouverts sur la vie ? »
On n’entendait que le clapotis des rames contre les
flots, et la voix des gens de mer, se hélant sur le soir. Un silence profond
enveloppait le petit groupe. On était absorbé, chacun, par ses propres
réflexions. Deux mariniers nous conduisirent dans une barquette ballotant
jusqu’aux abords du pétrolier, tanguant sur ses ancres, loin du rivage.
La barquette accostant, une échelle en corde, lancée
par-dessus bord, nous permit de tirer nos soutanes volantes jusqu’au pont du
navire. Les bagages nous suivirent, hissés par les marins. Pendant ce temps,
debout, appuyé contre le bastingage, j’eus le loisir de contempler, d’un regard
rêveur, la ville en train de s’illuminer pour la nuit. Les dernières lueurs
rougeâtres du soleil couchant doraient les murs des hauts immeubles de la ville.
Ils laissaient égoutter les restes de leurs palettes sur les cimes neigeuses de
la montagne, en même temps qu’ils pâlissaient, doucement, les lumières de
Tripoli sur le point de s’endormir. Je quittai la ville, la montagne et la
rambarde, le cœur serré. J’emportai mon petit paquet et, derrière mes copains,
je m’engouffrai, traînard, dans le ventre du navire. Un marin nous accompagna
jusqu’aux cabines dans l’étage inférieur. Placées à tribord, les cabines étaient
bien petites. A l’intérieur, il y avait, juste, une couchette plaquée contre la
paroi, à gauche de l’entrant. Une courte planche, adossée contre un mince
placard, devait, probablement, servir comme bureau. Une chaise accostait le mur
de droite. Juste en face, un hublot donnait sur l’extérieur. Je déposai mes
affaires dans un coin de la cabine. Etant de taille courte et le hublot percé
haut, je tirai la chaise et j’y grimpai pour surprendre les flots, entrain de
lécher le ventre de la coque, à une petite distance, sous mes yeux.
On ne tarda pas à sonner le diner. Nous fûmes, à
table, les hôtes d’honneur du capitaine et, d’ailleurs, nous le serons durant
tout le trajet. Nous escomptions être un peu plus libres à prendre nos repas,
tout seuls, dans un coin à part. Nous n’eûmes pas cette consolation. Il a fallu
se soumettre aux désirs du capitaine, les instructions nous furent communiquées
par un jeune cadet qui nous tint compagnie jusqu’au mess des officiers. La
bénédiction de la table récitée par le père, nous nous attablâmes aux côté du
maître de céans. Servi par un marin en tenue de « chef », le dîner fut
excellent. Nous y suivîmes un protocole très serré, un regard d’entente entre
nous, alors que de l’autre œil, nous ne perdions pas le moindre mouvement ou
geste du capitaine. D’une noble famille génoise, cet officier de métier de la
marine marchande italienne était aristocrate jusqu’au bout des ongles. Durant le
repas, il nous adressa la parole en langue italienne voulant savoir les minimes
détails concernant chacun de nous. Sur ce point-là il fut extrêmement gentil.
Mais là, la chose se passa plus ou moins bien. On nous offrit des pommes au
dessert. Nous en prîmes, chacun, une. C’étaient les belles pommes du Liban. La
pomme tenue d’une main, nous nous apprêtions à prendre de l’autre le couteau
pour la couper et l’éplucher comme nous en avions l’habitude. Hop ! Le regard,
orienté vers le capitaine, coupa notre élan, comme si c’était le déclic d’une
machine. Monsieur, couteau et fourchette en mains, travaillait sa pomme, dans
l’assiette, d’une façon remarquable. Nous en prîmes notre parti, la pomme remise
dans le plat, nous retroussâmes nos manches, saisîmes fourchette et couteau, et
suivîmes l’exemple du capitaine. L’opération ne se réalisa pas sans dégâts. Je
fus le moins habile parmi les copains qui s’en tirèrent l’honneur sauf. Le repas
fini, nous remerciâmes et nous nous retirâmes dans notre coin pour commenter et
rire de notre mésaventure, à gorge déployée. Le pire arriva le lendemain à midi.
Le repas terminé, nous eûmes des oranges au dessert. Goulus, nous en prîmes.
Nous nous apprêtions à les éplucher, tenues en main, comme de coutume, quand
nous nous avisâmes que monsieur employait, toujours, couteau et fourchette. Pas
moyen d’échapper à l’étiquette. Nous suivîmes son exemple. Quel malheur ! Moi,
maladroit comme toujours, je pus, à peine, la couper en quatre morceaux qui
restèrent, informes, dans l’assiette : Les pauvres venaient d’essuyer les effets
de la grande bataille. Nous décidâmes de nous priver de dessert, toutes les fois
que les oranges constitueraient le seul fruit du repas.
Démarré à la tombée de la nuit, le navire s’était,
rapidement, éloigné du littoral. Nous dormions, plein sommeil, terrassés par la
fatigue des jours passés, l’angoisse de la séparation et le souci de l’inconnu.
Furtif, le départ du pétrolier venait de nous priver de la consolation d’avoir
eu, imprimée dans nos souvenirs, une image plus en relief que celle de
l’imagination.
Le lendemain fut une journée splendide. Sous un doux
soleil d’un novembre méditerranéen, une brise légère berçait, insensiblement,
les flots qui caressaient le flanc du gros navire. Quand j’ouvris les yeux, par
le hublot, aux rideaux tirés, le jour inondait la cabine de toute la lumière du
soleil nouveau. Je sautai au bas de ma couchette et sortis dans le corridor où,
déjà, des voix et des pas se faisaient entendre. Je saluai d’un mouvement de
tête un copain, à la sortie de la salle de bain. Quelques instants, plus tard,
agile et frais, je rejoignis les amis, à la chapelle du navire où le père
s’apprêtait à célébrer. Il y avait, déjà, le capitaine, quelques officiers et
d’autres marins. La messe terminée, nous rendîmes grâce et nous gagnâmes la
salle à manger. Comme je ne fus jamais gourmand, je sirotai une tisane et me
retirai. Sur le pont, appuyé contre le balustre d’un treuil, je contemplais la
mer, bercer le navire. Une journée splendide, le soleil embrasait, de tous ses
feux, les flots, mollement, balancés. L’horizon nous enveloppait de partout,
étendant ses larges voiles sur des confins indécis. Au sein de cet espace
aquatique immense, le navire semblait ancré. Les heures glissaient à un rythme
accablant, mais le navire, faute de repères, paraissait immobile.
Durant la journée, j’eus l’occasion de faire la
connaissance de quelques marins. Rapidement, nous liâmes amitié. Ainsi, je
passai les jours suivants, parmi eux, recueillant leurs confidences. Je
partageai leur bonheur comme j’essayai, autant que possible, d’alléger leurs
petites souffrances.
Les copains étaient, souvent, obligés par le mal de
mer, à garder leurs cabines. Ennuyé par une inertie rendue, avec le temps,
maladive, je me hasardai, un jour de beau temps, à grimper jusqu’au timonier
perché, là-haut, sur un mât. Jeune marin, d’une extrême délicatesse, il eut la
gentillesse, non seulement de me faire bon accueil, mais il se plut à mettre
dans les détails de son métier, me révélant certaines facettes obscures de son
travail. De jour en jour, devenant plus hardi et loin de ressentir encore les
effets du mal de mer, je passais presque mon temps libre sur la passerelle,
juché à côté de l’homme à la barre.
Souvent, sur le soir, perché, là-haut, comme une
mouette attardée, je me laissais aller, pendant quelques moments à glaner parmi
mes souvenirs de lectures disparates. A la vue, surtout, du soleil au coucher
s’efforçant de rassembler ses derniers feux pour les plonger en faisceaux
sanglants dans la glace opaque de l’eau, je me rappelais, alors, la belle
expression de la petite Thérèse Martin en extase devant la beauté de la création
: « …C’était un vaste lac que doraient les derniers rayons du soleil ; les flots
calmes et purs, empruntant la teinte azurée du ciel qui se mêlait aux feux du
couchant présentaient à nos regards émerveillés le spectacle le plus poétique et
le plus enchanteur qui se puisse voir… Il me semblait comprendre déjà la
grandeur de Dieu et les merveilles du ciel… » (A.127.Histoire d’une âme-édit.
Paulines, 2005, Abidjan-côte d’Ivoire).
Les journées s’écoulaient sans trop d’ennuis, mais
aussi, non toujours paisibles. L’amitié liée avec le timonier me permettait,
dans les moments non engagés, de grimper chez lui d’une façon habituelle. Ainsi,
entre un brin de conversation, plus ou moins compréhensible, vu ma déficience
linguistique, et l’intériorisation contemplative du spectacle environnant,
j’essayais de recharger mon âme amoindrie et défaillante, par les souvenirs qui
remontaient, en ondées houleuses, sur l’azur de mon ciel évanescent. Accaparé
par les préparatifs du départ et happé par l’euphonie lumineuse de l’avenir, je
m’étais laissé entraîner par l’enthousiasme exubérant des copains. Pouvais-je me
permettre de ne pas paraître aussi exalté que les autres par l’idée du nouveau ?
A peine dix-sept ans, je mordais, goulûment, à la vie, comme un loup affamé. A
peine embarqué et déjà oublieux du passé, toute la tension me projetait dans
l’avenir. Voyager, connaître d’autres pays, je me voyais, déjà, une personne
différente. Des projets multiples bouillonnaient dans ma tête échauffée. Cela
n’a pas duré plus que l’espace d’une soirée. Les angoisses de la séparation
revenaient au galop. La lenteur du temps qui semblait pétrifié et l’ennui de
l’inaction me rendaient de mauvaise humeur. Une souffrance intermittente me
déchirait le cœur endolori. A rendre la situation plus angoissante vint
s’ajouter un évènement tout à fait inattendu.
Le beau temps s’était tellement prolongé que nous
faillîmes oublier que nous étions au mois de novembre. On nous avait prévenus,
d’ailleurs, de la possibilité d’essuyer de mauvais jours, sur la mer. Un soir,
l’alerte nous replongea, brusquement, dans la réalité.
Le soleil semblait hésitant en descendant sur
l’horizon. Ses derniers rayons, reflétant une lueur sanguinolente sur les amas
de nuages qui de la mer escaladaient le versant du ciel, semblaient rendre plus
mélancoliques, presque sinistres, les adieux au jour mourant.
Ce soir-là et comme d’habitude, je me trouvais blotti
sur mon siège aux côtés du timonier, entrain de suivre le glissement du navire
sur l’écran du radar. Un vent d’une violence inouïe se saisit du pétrolier. Il
le secoua comme une fane d’automne emportée par une source bouillonnante. Le
timonier me pria de vider le poste et de regagner les cales où mes copains
s’étaient, prudemment, refugiés. Au début, un surplus de bravade m’incita à
refuser. Je m’agrippai à mon siège. Bientôt, je perdis le sens de la vue. Malgré
les quelques lueurs du crépuscule qui filtraient, parfois, à travers un rideau
de brouillard épais, tout devint nuit. Perdant tout contrôle, je rejetai tout ce
que j’avais ingurgité durant la journée. Quelques minutes plus tard je repris
mes sens. Me rendant compte de mon piètre état, je fis mes excuses à mon ami le
timonier. Il avait fait tout son possible pour m’éviter cette incartade. Tout
honteux, je dégringolai les échelles pour regagner les cales. Cependant, malgré
mon état détraqué, j’eus le temps de capter, dans mes yeux hagards, l’espace
d’un instant, une vision, éclair il est vrai, mais que je n’ai jamais oubliée.
En redescendant, agrippé aux cordages, je jetais, parfois un regard derrière
moi. L’espace d’un instant, je crus être noyé, happé par une vague immense. Les
flots, gonflés par le vent, s’élevaient de façon à paraître engloutir le navire.
Balancé d’arrière en avant, celui-ci plongeait sa proue dans la mer. Violemment
déchaînées, les vagues se déversaient furieuses sur le pont noyant le navire
sous une épaisse masse d’eau avant de se retirer, lasse de fatigue, pour se
lancer à l’assaut, quelques moments plus tard, plus enragées encore. Ce fut,
dans ces quelques instants de halte que, sautant sur le pont, du haut de
l’échelle, je réussis à me lancer dans les cales, échappant de justesse au flux
qui revenait à la charge. Nous essuyâmes les assauts de la tempête pendant deux
longs jours qui parurent interminables. Alors que le gros temps se déchaînait
furieux au dehors, blottis dans nos coins, les écoutilles bloquées, nous
remettions nos âmes au ciel insensible, dans une prière fervente et incessante.
Enfin, le Bon Dieu sembla s’attendrir sur notre sort. La tempête se calma, le
vent tomba et la pluie cessa laissant apparaître, enfin, un soleil soulageant.
Alors que les marins nettoyaient le pont des déchets rejetés par la mer en
fureur et remettaient à leur place les objets disloqués par la tempête, nous
pûmes quitter le fond du pétrolier pour revoir le ciel redevenir clair et
respirer quelques bouffées d’air pur. Bientôt le beau temps se réinstalla et le
bâtiment reprit à sommeiller, paisible, sur une mer imperceptiblement agitée.
Recommençant mon rythme de vie ordinaire, je repris, dans mes temps perdus,
l’échelle du timonier.
Enfin, et il en était temps, nous accostâmes le
littoral italien. Perché à ma place, devenue habituelle, là-haut sur le mât, à
côté de mon ami le timonier, je remarquai, un soir, des points clairs briller
sur l’écran du radar. Aux informations, l’ami m’indiqua, sur notre route, la
présence d’autres navires. Plus nous avancions plus le nombre des points qui
émaillaient le cadran obscur augmentait. Nous approchons du port, murmura,
doucement, le marin, visiblement, heureux de rentrer au foyer après une longue
absence au pays. Il se redressa sur son siège, prit le timon à deux mains, et un
œil sur le cadran, un autre sur l’eau noircie par les ténèbres, il dirigea le
navire avec beaucoup de dextérité et de prouesse dans l’obscurité de la nuit. Je
tenais mon cœur en main craignant d’entrer en collision avec d’autres paquebots,
les points brillants paraissant tellement rapprochés. Quand nous entrâmes dans
le champ du port, le paquebot ralentit sensiblement. Les marins se hâtèrent de
reprendre leurs places et le navire devint une véritable ruche en pleine
activité. On nous fit signe de rentrer dans nos cabines alors que le pétrolier
abordait, nous étions, à peu près, des passagers clandestins. Bientôt, on nous
fit signe d’emporter nos affaires. Nous remerciâmes le capitaine et les
officiers, nous prîmes congé des marins, et, sur une barquette, nous rejoignîmes
le débarcadère.
Nous étions déjà sur une terre étrangère coupés de
tout lien avec le sol natal. Pour combien de temps ? Nous étions au début du
chemin, notre regard ne portait pas plus loin que le coin de la rue où nous nous
engagions pour rejoindre le couvent des Carmes à Genova. Une nuit, sans sommeil.
Bien de choses me revinrent en mémoire. Tant de souvenirs et bien d’images,
chères à mon cœur, défilèrent, cette nuit-là, sur le miroir de mes yeux
écarquillés, obstinés à refuser de céder, à la fatigue du long voyage, au
clapotis des flots et au tangage du navire. Le lendemain, dans l’attente de
reprendre le chemin, on nous amena à visiter l’une des merveilles du monde, le
Campo Santo de Genova. En ce temps-là, je m’entendais, très peu, dans le domaine
des arts, j’en revins, cependant, convaincu que je n’avais pas perdu mon temps !
Dans l’après-midi nous montâmes dans le train à destination de Rome. Sans nous y
arrêter nous nous dirigeâmes sur Caprarola dans la région de Viterbo. Une
vieille bagnole nous amena, de la petite station du village, à la Palazzina
Farnese. L’Aventure allait commencer…
Dr. Père Cesar Mourani ocd
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