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L’oisillon s’envole
Dr. Père Cesar Mourani ocd
Le petit village, perché à mi-pente entre le « Naba’-Eljoura » au fond du ravin où roule le torrent d’hiver et le sommet de la montagne appelé « Dahr-Eddakàra », est un rare exemplaire de site montagnard habité. Sa vingtaine de maisons, des carrés en pierre sèche et terre battue, s’amassent sur le côté méridional d’une piste étroite et terreuse qui s’infléchit doucement vers Kafroun Erroum. La petite église, tout là-haut, domine le pâté de maisons accolées en dégradé de façon que les jours de dimanche, après la messe, les jeunes font la compétition entre eux, sautant, à partir de la cour de l’église d’une terrasse à une autre sous-jacente, jusqu’à atteindre la piste au bas du village.
Au fond de la vallée, coule « Naba’-Eljoura ». C’est
une petite source qui jaillit au pied des terrains cultivés sur la berge du
fleuve même. Pendant l’hiver, elle est submergée par les flots grondants du
torrent. Les mois ensoleillés voient la petite source revenir à elle-même.
Canalisée d’une manière rudimentaire, elle arrose, à retour de semaine, les
lopins de terre qu’elle peut atteindre. A quelques centaines de mètres plus bas,
en dévalant les gorges de la vallée, le « fleuve » a créé des « ghabbits »,
bassins naturels remplis par l’apport des petites sources qui jalonnent le
déroulement de la vallée. Plus bas encore, le plus connu parmi ces vasques
rafraîchissantes, c’était le « ghabbit Hawa », une nappe d’eau qui nous semblait
immense, à nous enfants. Ce « ghabbit » d’alors remplissait les fonctions de
notre piscine d’aujourd’hui. Lors de nos jours libres, pendant l’été, c’était
une véritable manifestation de baigneurs autour de ce bassin d’eau. Les
adolescents du village et du village voisin se donnaient rendez-vous, les
après-midi, et la vallée résonnait des éclats de leurs voix. L’accès à la
piscine était strictement interdit aux filles : les enfants se baignaient tout
nus, faute de maillots, ou de sous-vêtement. A côté du « ghabbit », sur l’autre
berge de la vallée, quelques dizaines de mètre plus haut, un brave paysan du
village voisin, possédait une petite pièce de terre. Il y avait planté des
pommiers, à ce que je me rappelle, et surtout des plants de concombre qu’il
s’empressait de nous vendre contre des œufs chipés aux poulaillers des mamans.
Parfois, il n’était pas au jardin, il nous en confiait la garde. Mais, comme dit
le proverbe « son gardien est son voleur », nous ne manquions pas de nous
régaler de ses pommes délicieuses et de ses frais concombres, quitte à être
punis de retour. De vrais problèmes surgissaient, quand quelques-uns jouaient
aux camarades des farces insipides, en leur cachant les habits. Les pauvres
garçons, cachés dans les fourrés d’alentour, devaient attendre le bon vouloir
des copains. Après, c’était la bagarre.
Là-haut, tout autour du « Dahr Eddakara », il y avait
une forêt de chênes verts, tellement touffus qu’on avait peur de s’y hasarder
même de jour. Les hyènes et les loups y étaient vrais.
Derrière le sommet, s’étendaient les « Jouars », les
fossés. Un haut-plateau aride et sec. Tous les enfants de notre âge en gardent
des souvenirs. Hors du maquis, tous les terrains du massif étaient cultivés de
céréales. Après la moisson, on y paissait les bêtes. Certaines années, ce même
sol reposait en friche, c’est alors, justement, où nous conduisions les
troupeaux quand Badran, le brave berger du village s’absentait.
Dans le « dos du rocher », à sa limite occidentale se
dressait une futaie de mégalithes, rochers de haute dimension, s’élevant à pic
au-dessus du village. Ceux qui avaient la hardiesse de se lancer dans l’aventure
et de réussir à en grimper les fûts étaient récompensés par quelques instants
d’exaltation inoubliables.
Une piste carrossable reliait la ville à Machta, la
grosse bourgade centrale de la région. De Machta au village, un chemin muletier
déroulait ses trois kilomètres, environ, à travers le « bois de Machta » et Beit
Assi, le village voisin. Il descendait vers le vieux pont avant de rejoindre,
une centaine de mètres plus haut, une bifurcation. Celle-ci reliait le chemin
muletier à la route du Kesdar et la piste du village. Le long de cette piste qui
délimitait, au sud, la masse des habitations, juste au centre du village,
s’élevait notre maison familiale. Elle était faite de deux bâtiments juxtaposés
en dégradé.
De la route, on escaladait quelques marches avant de
pénétrer dans la cour du bloc inférieur, la cour principale. Juste à gauche de
l’entrant, le vieux tannour, couvert d’un siwan en terre battue, dominait
l’angle oriental. Sur la fin de l’esplanade, à l’extrémité occidentale s’ouvrait
le manzoul de mon grand-père, le feu curé du village. En face, une grande salle
de huit mètres par dix mètres de côté avec fenêtres sur la route. Son mobilier
était des plus simples. Quelques vieilles hassirés étendues sur le sol terreux
avec des banquettes tout autour. La banquette du milieu couvrait une sorte de
trappe secrète pratiquée dans le plancher. Celle-ci donnait sur une cave en
soubassement. Au centre de la salle, pendait le célèbre « lux » de mon oncle le
curé, lequel durant les soirées d’été, sur la terrasse du manzoul, inondait le
village de sa lumière éclatante. Accotée à cette grande salle, s’élevait une
chambre-cuisine, à gauche de l’entrant, faisant un angle droit avec niche où
reposait la jarre d’eau que ma sœur aînée remplissait, régulièrement, à la
source. Ce premier groupe formait le manzoul du curé.
De la cour de cet ensemble, montait un long escalier
qui menait au bloc supérieur. Ce dernier bâtiment était planté en rectangle,
allongé d’est en ouest, et formant étage au-dessus d’un qabou destiné aux
vaches. Un petit espace formait une sorte de cour devant ce qabou,
rez-de-chaussée, avec enceinte orientale percée d’un accès donnant sur
l’escalier du village. Au coin sud-est de cet espace réduit était placé le foyer
où, le soir des beaux jours, mijotait la marmite de bourghol de ma mère.
Le long escalier principal se déroulait à droite de
l’esplanade collé au mur de la chambre-cuisine. Il donnait sur la terrasse du
manzoul et menait à la porte de la maison proprement dite. Cette maison formait
un grand rectangle orienté est-ouest. Elle était divisée, sous une même
terrasse, en deux compartiments séparés par une cloison faite de cannes. A
droite de l’entrant, une sorte de grange fonctionnait comme fenil. On y versait
le foin et la paille des épis de blé moulus, par une ouverture pratiquée dans le
toit. La partie orientale de la maison, dont le toit reposait sur deux colonnes,
troncs d’arbre, faisait fonction de salle de séjour, à foyer central (un houéch)
cuisine et réfectoire d’hiver, comme elle contenait les couchettes de la
famille, montées le long du mur méridional et cachées derrière un long rideau, à
l’origine blanc.
La grande cour du manzoul était séparée de la piste
du village par un arpent de terre. C’était le potager de ma mère. Elle y
plantait ses oignons, quelques plants de tomate, des haricots, un carré de
menthe et de persil. Quelques marches reliaient la cour au poulailler situé à
proximité de la grande salle et séparé du potager par des branches sèches. Au
centre de ce lopin de terre poussait un vieil abricotier dont la large
ramification accueillait les pampres d’un ancien cep de vigne, planté au bord de
la cour, au pied d’un poirier.
Je suis né dans ce manzoul de grand-père curé. Maman
m’a raconté qu’elle était aux champs, en plein travail. Elle rentra à la maison
pour accoucher. N’ayant pas fait à temps pour parvenir au lit placé dans le coin
nord-est de la grande salle, elle me donna le jour, juste sur le palier de la
porte.
J’ai vécu mes premières dix années dans cette partie
de la maison, pieds nus, hiver et été, gambadant entre les divers compartiments
de la grande demeure.
Je me rappelle, c’était l’après-midi d’un jour de
juin. Un homme de taille moyenne, trapu et jeune, vêtu d’une bure, et des
sandales aux pieds, vint rendre visite à la famille. C’était un moine carme que
je voyais pour la première fois. Il avait des liens de parenté avec la famille.
Le père Ange, - On l’appelait de ce nom – vivait au Liban, dans la ville de
Tripoli où, comme je le saurai plus tard, ses confrères desservent un collège
renommé et une très belle église paroissiale.
Après les salutations d’usage et les ahlan wa sahlan,
tout le monde, famille et visiteurs, s’assit, comme c’était la coutume dans les
villages, sur des chaises basses, dans la cour même, devant le manzoul. Voyant
que personne ne me prêtait attention, je grimpai, le long du cep de vigne
jusqu’au sein de l’abricotier où j’avais l’habitude de me blottir quand je
voulais me retirer de la circulation. De cet abri aérien, je pouvais observer
l’intérieur de la grande maison et le va-et-vient de la piste située en dessous
sans être trop remarqué.
Ma surprise fut grande d’entendre la voix de ma
tante, la « Khourié » : « Viens, petit singe, descends ! » Je constatai que je
m’étais fait attraper. Aucune possibilité, même virtuelle, de ne pas répondre à
son appel. En un clin d’œil, je dégringolai le cep de vigne, et, tel quel, je
vins me planter, tout droit, devant elle. « Oui, femme de mon oncle ! » « Tu
connais l’Abouna ? Va le saluer ! » Comme c’était la coutume de saluer les
prêtres, je me mis à genoux devant le père pour lui baiser la main. Il la retira
lestement, me bénit et me releva. Ma tante, dont toute parole était un ordre
pour les gens du village respectueux, me rappela : « Veux-tu te faire religieux
et t’habiller comme lui ? » indiquant le père - « Oui ! » je répondis bravement
– « Je veux t’envoyer au couvent, chez l’Abouna, continua-t-elle – mais gare à
toi, si tu abandonnes ! Si tu reviens à la maison, je te ferais pendre à cet
abricotier là où tu étais perché. Va jouer maintenant ! « Je tournai mon regard
vers l’Abouna pour le saluer avant de me retirer. Il souriait. J’ai compris dès
lors que le père Ange, portait bien son nom.
Le mois d’après, c’était exactement le huit juillet,
alors que je m’apprêtais à rejoindre les copains, autour du « ghabbit », mon
oncle le curé m’appela pour me signifier, ce que je venais d’oublier, qu’il
fallait être prêt pour le départ demain avant l’aurore. Je rejoignis les amis au
fleuve, le cœur serré, pour leur faire mes adieux. Contre mon habitude, j’allai
au lit, tôt, cette nuit-là, mais je dormis d’un seul œil.
A deux heures du matin, j’étais sur mes pieds.
L’aventure allait commencer. Le petit enfant que j’étais devait montrer à tout
le monde qu’il venait de couper avec son enfance, de prendre son courage à deux
mains et d’entamer la nouvelle marche de son existence. J’embrassai la main de
maman et de papa que je ne devais plus revoir de si tôt, une poignée de main à
mon frère cadet, à mes sœurs, et me voilà projeté dans la nuit à gambader
derrière mon oncle. Il fallait faire vite pour attraper le bus avant son passage
à Beit Saadé. Nous y parvînmes quelques moments avant le temps. Mon oncle avait
un frère qui habitait dans ce village. Sa maison donnait sur la route où devait
passer le car. Je suivis mon oncle le curé chez son frère. Ce dernier était déjà
réveillé. Il sirotait son café devant le brasier. Il m’invita à m’assoir sur un
escabeau. Je posai mon sac à mes côtés et j’attendis, les deux frères se
parlaient à voix basse. Quand le car, piaffant, s’arrêta devant la maison,
l’autre oncle, son tarbouche sur la tête, me fit signe d’emporter mon sac et de
le suivre. Je regardai derrière moi, je compris que mon oncle le curé n’allait
pas venir. Je courus lui baiser la main. Il me serra, me donna une petite
monnaie et me dit d’être courageux, l’autre oncle allait m’accompagner. Je me
blottis, parmi les voyageurs, sur un siège à l’arrière du bus. Le jour montrait
ses premières lueurs. Je jetai un regard à ma gauche, vers la montagne. Dans la
brume matinale, je réussis, à peine, à distinguer le clocher de l’église du
village sortant de la nuit. Le bus s’en alla dans un nuage de poussière qui
effaça toute vision. Quand je me réveillai, mes yeux ne reconnurent plus rien.
J’étais dans un nouveau monde qui faisait partie de l’irréel. A notre droite,
s’étendait une immense nappe bleue ou l’on voyait de gros oiseaux blancs se
poser un instant et s’envoler. J’entendis dire que c’était la mer. Nous entrâmes
dans Tripoli. Un grand village, mais beaucoup plus grand que Machta. J’avais
entendu parler de ville et de la ville de Tripoli en particulier, mais je ne me
l’imaginais pas comme cela. Le bus traversa une large route. De grandes maisons,
hautes de plusieurs étages s’élevaient de part et d’autre de cette route.
J’essayais de voir ce qu’il y avait sur les toits, mais ils s’élevaient plus
haut que les carrés du village. Beaucoup de voitures circulaient en klaxonnant
fort. De voiture, j’avais vu la vieille Ford branlante d’Abou-Hassan, le vieux
chauffeur qui faisait service entre Machta et la ville. Ses passagers se
comptaient sur les doigts des mains. Il se faisait payer cher. Cependant, autant
de véhicules, grands et petits, je n’en avais jamais vu. Je craignais qu’ils ne
se heurtent à chaque instant. Un autre engin – il y en avait beaucoup – attira
mon attention. Une sorte de grand siège, monté sur deux grandes roues et tiré
par des chevaux. Je me suis demandé, à plusieurs reprises, comment ces pauvres
bêtes réussissaient à distinguer leur chemin puisqu’elles avaient les yeux
bandés.
Enfin, l’autocar s’arrêta. Mon oncle me fit signe de
descendre sans oublier le sac. Je le suivis, le sac sur l’épaule. Il entra dans
une boutique, salua et commanda une paire de sandales pour « le petit ». Je
regardai tout autour, il n’y avait que moi. « Oui ! Pour le petit ! » Et il me
désigna au revendeur. Je ne croyais pas mes oreilles.
J’allais mettre des chaussures dans mes pieds nus
depuis déjà à peu près dix ans. Quelle nouveauté ! J’essayai une paire. Je n’eus
pas le cœur d’y mettre les pieds. « Chausse-toi ! » fit mon oncle. Le boutiquier
eut pitié de moi et m’aida à boucler les lanières. Debout, je bougeai les pieds.
Il fallait marcher pour ne pas paraître nigaud. Des fers aux pieds, un poids
énorme. Je retins un cri et j’avançai derrière l’oncle comme un pantin. Une
autre échoppe me fournit quelque vêtement que je fourrai dans le sac.
Toujours à la traîne, derrière l’oncle, les sandales
m’avaient déjà écorché les talons, nous entrâmes dans une salle vitrée, c’était
un restaurant quelconque. Avec le sac suspendu à l’épaule et me prenant pour
l’un de ces petits clochards, nombreux paraît-il sur les lieux, quelqu’un de
l’intérieur me héla rudement, m’intimant de sortir. L’oncle, se rappelant ma
présence, vint à mon secours. Je retins une larme. Il me fit asseoir à une table
que je ne saurais qualifier. Du hoummos dans une écuelle en terre cuite, nous en
avions à la maison, et quelque chose rond et blanc. Du pain ! Du pain que je
n’avais jamais vu. Comment m’y prendre pour manger. Je regardai l’oncle faire et
je l’imitai. Ma faim datait déjà de vingt-quatre heures. Je dévorai le contenu
de l’assiette et les pains. Fini le repas, l’oncle se dirigea, et moi derrière
lui, vers un homme qu’il paraissait connaître. Quelques mots échangés entre eux,
et l’oncle se tourna vers moi. « Lui, Abou-Khalil, indiquant l’homme, va
s’occuper de toi. « Il me remit une lettre que je ne devais pas perdre, et que
je devais, sans faute, remettre au père Ange, et il s’en alla.
Je me retrouvai seul, assis, parmi les passagers, sur
une banquette à l’arrière de l’autobus d’Abou-Khalil. Etais-je, vraiment, seul ?
Non ! Pas tout à fait. J’avais mon sac, la lettre et Abou-Khalil. Abou-Khalil,
je le contemplai bien ; c’était ma dernière planche de salut. Il me daigna, à
peine, d’un regard, occupé qu’il était à organiser son car. D’une main à
l’autre, j’étais, maintenant, entre les mains d’un homme dont je ne connaissais
que le nom. Grande stature, gros, blond, des babouches aux pieds, une chamlé
autour du cou, il en usait pour s’essuyer la sueur abondante, Abou-Khalil avait
touché son argent promettant de me remettre en mains propres au père Ange. Une
fois, dans son bus, il m’avait déjà oublié.
La route était asphaltée jusqu’à Halba. J’en retins
le nom prononcé, à plusieurs reprises, par les passagers. Ensuite nous roulâmes
sur des cailloux. De temps en temps, le bus reprenant son souffle, vidait l’un
ou l’autre des passagers. Abou-Khalil, à chaque arrêt, avait une seule
préoccupation, toucher son argent. Nous arrivâmes, ainsi, à une bifurcation. Le
car s’arrêta net. Le moteur éteint, Abou-Khalil et un gros lot de passagers
mirent pied à terre. Croyant être arrivé au but, je les suivis sans oublier mon
sac et la lettre. Une fois au sol, je regardai, autour de moi, la place se
vider, et la lumière devenir plus mince, la nuit sur le point de tomber. Voyant
un homme à l’écart, je m’approchai, le saluai et m’informai où était le « deir »
? « Quel « deir » » fit-il. « Le « deir » de Kobayat. Je veux me faire religieux
», répondis-je. « Mais, Kobayat c’est loin ! Cours après le bus ! « Abou-Khalil
m’avait déjà oublié depuis longtemps. Le bus venait de redémarrer dans un grand
nuage de poussière. Le sac sur l’épaule, oubliant mes pieds ensanglantés, je
courus autant que je pouvais en criant à tue-tête. Abou-Khalil ne pouvait pas
m’entendre, le bus s’éloignait à grand fracas.
En courant, j’avais gardé le sac, mais, double
malheur, je venais de rater le car et de perdre la précieuse lettre. Je
retournai sur mes pas sans pleurer. Déplaçant mon regard d’un bord à l’autre de
la route, et, me recommandant à Mar Mtanios, ma mère me l’avait appris, je
retrouvai l’enveloppe. Je repris courage et m’adressai à l’homme à qui je venais
de parler. « Abou-Khalil a oublié et il t’a laissé. Maintenant, enfant, la nuit
descend, Kobayat est loin, tu n’as qu’une seule solution, va chez le beik. Il te
fera dormir cette nuit et demain, si Dieu le veut, tu continueras ta route. » «
Où est le beik ? » Dis-je. »Tu vois le platane là-bas ? Viens, dit-il le cœur
apitoyé, je t’accompagne ! »
Je ne l’ai pas oublié, cet homme ! Je ne connais pas
son nom ! J’ai, simplement, prié pour lui. Dans le monde du bon Dieu, les bonnes
gens ne manquent point. Chemin faisant, il me fit raconter mon histoire et
comment je venais de Machta-elHelou pour me faire religieux. Nous entrâmes dans
la cour du beik. Il était assis dans son diwan, plein de gens autour de lui. Il
répondit à notre salut sans cesser de tirer sur son narghilé. L’homme s’approcha
du beik. Un court échange à voix basse. Le beik m’appela à ses côtés, me fit
dire d’où je venais et chez qui j’allais à Kobayat. Je répondis, d’une voix
ferme, que j’allais chez un parent, le père Ange pour me faire religieux. Il me
tapota sur le dos, m’encouragea et du tuyau du narghilé fit un geste à l’un de
ses hommes. Accompagne le petit, donne-lui à manger et fais-le dormir. N’oublie
pas, demain matin, de trouver le moyen de l’envoyer à zouk. L’homme me conduisit
dans un réduit, à côté du diwan. Des hommes étaient assis sur une natte, autour
d’un grand plateau métallique, entrain de manger. La platée était composée
d’intestins bourrés de riz et bouillis au laban. Invité à dîner, j’eus un
mouvement révulsif. Les intestins, maman les préparait à la maison, j’en
raffolais. Mais, ce plat-là m’était inconnu. Je remerciai, et, malgré ma faim,
je dis à l’homme que je venais de manger tout à l’heure, avant de voyager.
Il me conduisit dans une grande salle sans lumière.
Des gens y dormaient sur le sol natté. Dans un coin libre, je m’assis sur le sol
et j’enlevai mes sandales en souhaitant à l’homme qui m’accompagnait une nuit
heureuse. Dieu merci, sans chaussures, mes pieds me faisaient moins mal.
Craignant pour mes affaires, je plaçai le sac sur les sandales, je posai la tête
dessus et, recroquevillé, je m’endormis, écrasé de fatigue, d’angoisse et de
faim. On me réveilla avant le jour. Un véhicule, tractant une remorque remplie
de sable, était sur le point de partir pour Kobayat. Me voyant si petit, après
m’avoir dévisagé, le brave chauffeur me souleva et me déposa sur le sable avec
mon sac dans lequel j’avais caché la lettre. Je n’avais jamais été sur une
remorque. Il me dit de m’assoir, de bien m’agripper et de garder mon calme, la
machine allait faire des soubresauts, il ne fallait pas avoir peur. Le tracteur
démarra, en faisant un bruit fou. La route pierreuse montait en pente. Le
tracteur soufflait et sautillait. Replié sur moi-même, je me sentis glisser. Je
m’agrippai à la ridelle de toutes mes forces, et j’enfonçai mes pieds dans le
sable. Bientôt, sur la crête, face à Kobayat, la route redescendait. Une longue
pente. Il me fallut m’accrocher dans l’autre sens. Au niveau d’une maison, une
belle construction, le chemin faisait un large tournant. Le tracteur stoppa.
Sans hésitation je sautai à terre. Heureusement, le chauffeur le remarqua. « Tu
ne veux pas aller au « deir » ? » A mon signe de tête affirmatif. « Eh bien ! Il
nous faut du temps ! C’est encore loin, remonte ! « Il me replaça dans le sable
de la charrette. Il alla frapper à la porte de la maison. Un homme en sortit, en
habit de nuit. Je remarquai qu’ils se faisaient des gestes. La machine
redémarra. Nous traversâmes une longue rue. Zouk, me dit le chauffeur. Il était,
à ce que j’ai pu constater, semblable à Machta-elHelou. Des carrés de maisons, à
un seul étage, en terre battue, bordaient les deux côtés de la route fraîchement
tracée. Le tracteur s’arrêta à une croisée de chemin. L’homme me fit descendre
de mon perchoir. Il y avait des gens sur la petite place. Il m’indiqua le
clocher du « deir ». Je me rappelle l’avoir remercié. Le sac de nouveau sur
l’épaule, la lettre, je l’avais mise à l’intérieur, je marchai, sans hésitation,
dans la direction indiquée. Des boutiques ouvraient leurs portes. Il n’y avait
plus d’autoroute. Un chemin aussi large que la piste de mon village circulait
parmi les vieilles maisons. Une belle bâtisse en jolies pierres de taille, la
maison Daher attira mon attention. J’avais toujours les yeux sur les tuiles
rouges du « deir ». De tuiles rouges, j’en avais vu dans le palais de Beit-el
Helou à Machta et dans la « ‘Imarât » de khouri Boulos à Beit Saadé. Parfois, en
marchant, le soleil naissant dans les yeux, je croisais des gens. Sabah-elKheir
! Je saluais. Maman m’avait dit de saluer tout le monde. A un moment, je
rencontrai un ruisseau. L’eau y coulait abondante. Je m’arrêtai. Je déposai le
sac par terre. La lettre y était dedans. Il faisait, déjà un soleil splendide Je
me rafraîchis les mains et le visage. J’arrangeai mes habits. Je nettoyai mes
sandales et je repris la marche dans la poussière du chemin. Le sac sur
l’épaule, la lettre dans ma main, je l’avais retirée avant de traverser le pont.
J’étais maintenant, seul. Pour la première fois, je me sentis seul. Je ressentis
la faim me tirailler l’estomac. J’avais mal aux pieds, j’avais envie de me
déchausser, une certaine retenue m’en empêcha. Je traversai le pont et escaladai
la colline de Mar Doumith. Un long mur d’enceinte. Je le suivis. Un premier
portail rabattu. Je sus, plus tard, qu’il donnait accès chez les sœurs
carmélites.
Un second, était grand ouvert. Debout à l’entrée, je
regardai autour de moi ne sachant où me diriger. Une maisonnette à ma droite
était fermée. En face, c’était l’église, grande et jolie, plus grande que celle
du village. Elle avait à côté d’elle, une grande construction couverte de
toiture rouge. A ma gauche, un large escalier donnait sur un bâtiment rouge
délavé. La porte entrouverte laissait filtrer des signes de vie. J’escaladai les
nombreuses marches et… « Sabah-elKheir » ! Je me dirigeai tout droit vers un
jeune homme en train de remettre son lit en ordre. Il fut, certainement, surpris
par le petit enfant au sac. Pensant que je mendiais, ne voulant pas entendre
raison malgré mes protestations, il me mit rudement à la porte. Je ravalai une
larme et repris mon souffle devant la porte rabattue. Quelques minutes, plus
tard, je frappai de nouveau à la porte. Il vint ouvrir ; mais cette fois-ci je
lis la colère dans ses yeux. Bouche bée, je lui mis dans les yeux la lettre que
j’avais extraite du sac. Il s’arrêta surpris, à la vue de l’enveloppe. Je
réussis enfin à prononcer : Abouna Angelo. Je ne saurais pas dire s’il a compris
ce que je voulais signifier. Peut-être, le mot abouna lui a donné l’occasion de
se débarrasser de moi. En refermant la porte, il m’indiqua le couvent : Là-bas !
dit-il. Une vaste entrée donnait à l’intérieur, plusieurs portes, toutes
fermées. Près de l’une d’elle, une clochette était suspendue. Je tirai la corde.
Un gros religieux à barbe noire, plus nourrie que celle de mon oncle le curé,
vint ouvrir. Voyant un enfant au sac et pensant que je mendiais, il ébaucha un
geste. Je prévins le mot qui allait sortir de sa bouche en lui tendant la
lettre. Abouna Angelo… fis-je ! Il me regarda longuement. « Sabah-elKheir !
Dit-il enfin, Ahlan, tu y es. L’Abouna n’est pas là. Il m’a recommandé de
prendre soin de toi. Viens, sûrement tu as faim. « A table, j’ai dû reprendre
les péripéties de mon aventure. J’ai cru savoir de sa façon d’agir que lui
serait responsable de moi. La vraie surprise fut celle du jeune homme qui
m’avait pris pour mendiant quand il m’a revu revenir avec « le père maître »
comme on l’appelait. Lui, il s’est mordu les lèvres et moi je me suis tu.
Mendiant… Le brave garçon ne l’a pas dit explicitement. Il l’a signifié en m’orientant vers le couvent. Tout le monde, les pauvres des environs, surtout, connaissaient bien la bonté et la charité de Abouna Angelo. Sûrement, les gens que je rencontrais en montant vers la colline du « Deir » et ceux à qui je demandais mon chemin, pensaient de même. L’enfant au sac devait être un pauvre mendiant que ses parents envoyaient vers le couvent dans l’espoir de quelque aubaine. La première pensée venue à l’esprit du père à la barbe, a dû être celle-là. Je suis né dans une famille qui a connu les revers de la seconde guerre mondiale. J’ai connu la faim, la nudité, j’ai marché nu-pied pendant la première décade de ma vie. Mes premières chaussures furent les sandales lesquelles, tout à l’heure, me meurtrissaient les pieds. La chemisette et le short que je portais, appartenaient à l’un de mes cousins. Jamais maman n’a eu l’occasion de m’acheter du nouveau. Mon pauvre père, rendu aveugle à la suite d’un accident de travail, maman et mon frère aîné s’exténuait pour nous assurer, autant que possible, le morceau de pain noir. J’ai connu la misère, l’indigence, il est vrai, mais je n’ai jamais été mendiant. Le « père responsable » ne m’achètera jamais du nouveau. Durant les cinq années qui suivirent mon entrée au collège, j’ai revu, une seule fois, mon oncle le curé. Je l’ai accompagné au souk. La pièce, qu’il ma achetée, a été la seule pièce que j’ai portée neuve. Mes habits, grâce au « père responsable » furent le rebut des copains.
Le « Père à la barbe » a fait de moi, devant les copains - et je lui sais gré de cela – le « petit pauvre », mais non pas le mendiant. Lutter pour « être », combattre pour « arriver », voilà ses principes. Aussi, le sentiment de pauvreté a-t-il, toujours, pétri le pain que j’ai mangé, depuis ce moment. « Serviteur inutile » ? Je confesse l’avoir été devant le Bon Dieu, mais non pas devant les hommes.
Partout où j’ai roulé ma bosse, j’ai appris à bûcher
pour gagner le pain que je mangeais. Tout simplement, j’ai fait les travaux les
plus humbles ; j’ai servi comme garçon de bureau ; j’ai récuré la vaisselle ; «
petit pauvre »,il est vrai, mais non pas mendiant !...
Dr. Père Cesar Mourani ocd
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