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La saveur d’un plat
Dr. Père Cesar Mourani ocd
La présence d’esprit de Gérard avait trouvé le moyen de résoudre le problème de l’eau chaude, grâce à une expérience d’électricité menée, jadis, au laboratoire de l’école. Mais un autre problème plus aigu tourmentait toujours nos cerveaux affaiblis par la nostalgie du pays, l’éloignement des parents, des amis et la perte de tout contact avec tout ce qui était le plus cher à nos âmes. Gérard avait trouvé la solution au problème de l’eau chaude. On pouvait d’ailleurs s’en passer, durant les beaux jours, même durant les brèves apparitions du soleil hivernal ; mais l’autre problème, plus aigu, le problème des ventres creux, comment pouvait-on le résoudre ? Comment pouvait-on non pas faire taire, mais même assourdir « le gazouillis furieux de la faim ? Les Hébreux avaient invoqué Elohim ; condescendant, Yahwa leur avait accordé la manne et les cailles à satiété. Mais, à nous Libanais, tombés dans une pénurie de vivres sans limites, le Bon Dieu, voulant, peut-être, nous éprouver jusqu’au bout, fit la sourde oreille aux appels de nos ventres. Nous dûmes, dans le meilleur des cas, nous satisfaire du repas dont le pain sec, mouillé dans une soupe aux pois chiches, constituait l’élément principal. Les pois chiches, s’il y en avait dans l’eau bouillie sans assaisonnement, il fallait être pécheur d’une dextérité remarquable, pour avoir la satisfaction d’en attraper quelques grains.
Le dimanche et les jours de fête, c’était pour nous,
vraiment, fête. Au menu du repas de midi, il y avait le grand plat, un plat qui
nous faisait venir l’eau à la bouche, un bon plat de spaghetti à la sauce tomate
avec un gros bol de vinello une sorte d’eau mélangée. Les macaronis faisaient
toujours égayer l’ambiance, doublés d’une salade de choux vert foncé, donc les
vieilles feuilles du chou cueilli au potager de la maison, mais toujours sans
assaisonnement. Les jours de fête, et hors de l’église, ils n’étaient pas
nombreux, après avoir avalé nos spaghetti blancs ou rouges, nous mâchions
dévotement notre chou, contents de satisfaire aux recoins encore vides dans
notre estomac. Mais le dimanche revenait une seule fois la semaine, et les jours
de fête, comme je viens de le dire, étaient peu nombreux. Il fallait trouver,
dénicher, inventer, créer même, une diversion à cet état. Nous envahîmes la
châtaigneraie, durant la bonne saison, nous fîmes la chasse aux noisettes
abandonnées après la cueillette de la moisson, rien ne servit à apaiser notre
faim et à faire taire « les oiseaux » de nos ventres creux. Les lapins n’étaient
pas nombreux au clapier, mais une idée nous vînt, folle, peut-être, mais elle
nous vint. Nous déclarâmes notre intention de faire un plat des quelques vieux
lapins, déjà trop vieux pour que nous continuions à les garder.
Pauvres animaux nous nous donnions beaucoup de peine
pour les élever. Ils étaient gentils, doux, et surtout, nous étions déjà
attachés à eux. Le coeur nous manquait pour nous en débarrasser. Pourtant nous
avions promis, il fallait, coûte que coûte, tenir la promesse. Une idée nous
vint, pas trop chrétienne, peut-être, mais c’en était une, et nous la réalisâmes
à cœur joie. Ecoutez : Plusieurs bêtes rôdaient aux environs de l’habitation.
Souvent, elles se permettaient de franchir le seuil de la maison et parfois de
muser, nonchalamment, à l’intérieur. Elles étaient de petite taille, pas trop
petite pur ne pas être, parfois, confondues avec un chat. Peau fourrée, longue
queue arquée en forme de lune à sa naissance, elles avaient un corps svelte,
monté sur quatre pattes pas trop élevées faisant fonction de ressort à haut élan
quand elles avaient envie de se lancer dans l’air pour atteindre un objet ou un
emplacement élevé. Souvent, elles se donnaient en spectacle attirant quand elles
se couchaient au soleil, allongées de toute la longueur de leur taille, en
train, souvent, de se faire une toilette bien soignée à force de coups de langue
et de salive. Parfois nous les enviions : elles avaient souvent le loisir
d’avoir le ventre bondé. Elles rôdaient, nombreuses, dans les parages : pourquoi
ne pas en profiter ?
La vérité suivante n’est pas une nouveauté : quand un
secret dépasse deux personnes, il ne l’est plus. En réalité, nous étions plus
que deux dans notre entreprise, pourtant elle se réalisa parfaitement et dans
une grande discrétion comme vous allez voir.
Un après-midi où nous faisions les fainéants, nous
aperçûmes l’une de ces bêtes, aussi fainéante que nous, en train de se relaxer
sur l’herbe du jardin, bientôt il y eut une autre, une troisième : était-ce un
conciliabule ? Une idée-éclair : celles-ci ne pouvaient-elles pas remplacer les
lapins ? Certainement, nous nous dîmes, elles sont aussi succulentes que les
lapins, peut-être plus ! Regardez comme elles sont grasses, tendres et bien
gavées. Elles devaient bien faire notre affaire. Sitôt pensé sitôt exécuté ; en
un éclair nous en eûmes trois ou quatre entre les mains. Saisies par les pattes
de derrière, un coup sec sur la nuque et les bêtes étaient prêtes. Elles furent
débarrassées de leurs peaux, pattes et têtes. Tout ce qui pouvait incriminer fut
enfoui dans la broussaille bien loin du passage des êtres humains. Comme elles
semblaient appétissantes. Bien lavées elles furent placées dans un seau, sous
l’eau courante, pendant deux jours. Retirées et essuyées, nous les frottâmes
avec du gros sel marin et nous les remîmes dans une bassine, couvertes de
vinaigre allongé, les couvrîmes et les déposâmes, vingt heures dans le frigo de
la cuisine : A toute question, c’était nos lapins qu’on préparait pour le grand
repas du dimanche. Dimanche, de grand matin, juste après la première messe, le
grand chef de ce jour, prit une marmite, y fit fondre un peu de lard, soi-disant
beurre, les oignons nécessaires taillés à juste mesure et un peu d’huile, il y
mit les bêtes coupées en pièces, du poivre et des herbes de senteur à profusion,
il fallait, absolument, vider le champ à toute odeur trouble. Mijoté à petit
feu, la cuisson à point, le contenu de la marmite fut assaisonné d’un quart de
bouteille de vin sec. Un fumet exquis s’en dégagea et, répandu à travers les
corridors de la maison, parvint appétissant à l’odorat des amis de la
communauté. Une fois, dans la salle à manger et, avalée vite l’assiette de
macaroni traditionnelle, tout le monde attendait la surprise qui avait aiguisé
leur odorat. Nous eûmes de la peine à satisfaire les nombreux membres du groupe,
tout le monde voulait un surplus et les quelques proies de notre chasse ne
pouvaient répondre à tant de gloutons. Quant à nous, nous n’eûmes pas le loisir
d’y goûter... Des félicitations s’élevèrent de la part de tout le monde. Bravo
chef cuisinier vos lapins étaient succulents. Bon appétit, nous répondîmes, et à
la prochaine. Dans notre for intérieur nous continuâmes : Bon appétit, les chats
de la contrée ne nous en revaudront pas d’avoir diminué leur nombre de
quelques-uns.
Dr. Père Cesar Mourani ocd
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