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Ce soir-là…
Dr. Père Cesar Mourani ocd
Les années ne pesaient point sur mes jeunes épaules,
j’en avais dix-sept. Léger comme un cerf-volant, et insouciant comme une
alouette au lever du soleil, la vie me souriait !
Novembre 1955, je poursuivais mes études en seconde
année du bac au lycée St-Elie des Pères Carmes à Tripoli. Je ne voyais de la vie
que la facette de l’adolescence, la plaquette rose.
Ce novembre-là, ainsi que font d’ordinaire les
novembres, en- tâchait le ciel bleu clair du pays en y moirant ses ouates grises
ou bien en y déferlant les ondes ténébreuses de ses nuages menaçants de vent de
pluie et de tempête. Malgré une enfance terne je sentis pour la première fois,
la menace de l’orage. Il fallait partir pour l’étranger.
On venait de recevoir l’ordre de faire les valises,
mes copains et moi. Il fallait abandonner les cours du bac, quitter les durs
bancs du collège, se séparer des copains, peut-être pour toujours ; ne plus
revoir les chers lieux de l’enfance, se détacher brutalement de tout ce qui
avait tissé, pendant des années, les anneaux du passé, les attaches à la vie
d’hier, pour recommencer un nouveau « raid ». Réussira-t-il ou pas, il fallait
partir.
Pas de livres, quelques vêtements, peu de souvenirs,
je n’eus besoin que de quelques minutes pour boucler ma petite valise.
Cependant, il me manquait le plus important, le passeport et l’autorisation de
quitter le pays : n’ayant pas fait mon service militaire, n’ayant pas encore
atteint les dix-huit ans, je devais avoir une autorisation particulière pour la
délivrance des papiers. J’eus droit à quarante-huit heures pour me dépanner. Au
lieu de m’envoyer tout seul au pays natal, on détacha pour m’accompagner un
jeune prêtre, le père Laurent Fares de Kobayath. Alerte, dégourdi, et langue
déliée, le père, avec quelques sous en mains, put rapidement dénouer les
maillons des formalités officielles d’alors. L’après-midi sur le crépuscule,
nous arrivâmes à Beit Saadé, grosse bourgade à quelques kilomètres du village
natal. Nous débarquâmes chez mon oncle paternel. Le père m’autorisa à aller voir
mes parents, alors que lui préféra passer la nuit chez l’oncle. Pas de route,
pas de moyen de locomotion, il fallait à tout prix traverser les trois ou quatre
kilomètres en un temps record si je tenais à revoir mes parents avant de
voyager. Je dégringolai la piste pierreuse qui mène jusqu’au fleuve, à travers
les carrés des habitations qui descendent, en paliers irréguliers, jusqu’à la
vallée. Je réussissais très mal à deviner mon chemin. Déjà la nuit étendait ses
voiles dans mes yeux. D’ailleurs le temps avait, quelque peu, changé la
configuration des terrains et des lieux. Sept années, sept longues années
s’étaient écoulées depuis le temps où j’avais quitté le village.
Je me retrouvais difficilement à travers le dédale des
habitations, enfin je réussis à en sortir, après avoir maintes fois perdu mon
chemin. Au bas du village, j’enfilai un sentier, parmi des jardins et des
parcelles de terrain disparates, qui me mena jusqu’au ruisseau que je suivis
pataugeant, souvent, dans l’eau. D’autres fois j’en perdais les traces pour me
retrouver engouffré dans les terrains adjacents. Quand je le retrouvais, au
miroitement des ondes, je reprenais ma poursuite saccadée. La nuit était
pleinement descendue, ma soutane et mes sandales de religieux m’empêchaient de
marcher. Est-ce que je marchais ? Je n’en sais rien, c’était plutôt la peur qui
me poussait. Souvent je ne voyais rien, je marchais à l’aveuglette, butant
contre arbres et rochers. Les bleus et les meurtrissures que j’en reçus, je ne
les sentis que beaucoup plus tard. Enfin j’atteignis la source que je reconnus à
son habituelle rengaine. Pas de temps pour me retremper les lèvres brûlantes, je
passai outre. Enfin, le fleuve, il n’était pas trop profond, je m’en souvenais
parfaitement, mais il était presque impossible de le traverser sans se
déchausser. Pour éviter une glissade possible, je mis les pieds dans l’eau,
ayant relevé ma longue soutane. L’eau m’arriva jusqu’au genoux, et plus
j’avançais, plus l’eau me remontait le long du corps .Il avait plu à torrents,
et le fleuve avait gonflé.
Un instant, j’eus l’impression de perdre connaissance.
Je m’agrippai à un rocher qui se trouvait par hasard à portée de main. Bientôt,
je pris conscience d’un fait : le niveau de l’eau diminuait lentement, je
compris que j’étais entrain de remonter l’autre pente du fleuve. Enfin je fus
hors de l’eau, mouillé comme une oie au sortir de la mare. Je ramassai les pans
de ma soutane, j’en pressai l’eau, et je repris la marche, clapotant dans mes
sandales. Au pied d’une côte rigide, le sentier longe le fleuve sur une
vingtaine de mètres avant de contourner le coin du mur rocheux. Je le suivis à
petits pas et presque à tâtons. Je voyais à peine à quelques centimètres devant
moi. Dans l’obscurité, les détails du sentier me revenaient comme si c’était
d’hier : je l’avais fait, tant de fois, ce sentier de mon enfance. J’en suivis
le dédale à travers la forêt. Les cailloux, crissant parfois sous mes pieds, me
donnaient la chair de poule. Mes yeux écarquillés croyaient déceler des spectres
derrière les rochers et les buissons. Tous mes sens étaient branchés sur les
bruits, les sons, et les échos de la forêt. De mon enfance, j’avais gardé en
mémoire l’histoire d’une lutte à mort entre l’un de mes cousins et une hyène
enragée, quelque part sur ce chemin, une certaine nuit d’hiver comme celle-ci.
Parfois je sursautais croyant entendre les sabots de la bête ou son râlement
lugubre à travers la vallée. J’avais les cheveux courts, à la mode des
religieux, mais je les sentais dorénavant dressés comme des clous sur la peau de
ma tête. Mes pieds frissonnants cédaient parfois sous la frousse, et je les
sentais s’appesantir jusqu’à m’empêcher d’avancer. Mais la peur me fouettant de
plus belle, je ressaisissais mon courage à deux mains et reprenais à monter la
pente. Enfin je parvins à l’orée de la forêt. Je suivais maintenant une
muletière, d’accès plus ou moins facile. A l’entrée du village, plongé dans la
nuit, quelque rare lueur vacillait dans les ténèbres profondes, indiquant à
peine l’emplacement de quelque maison. J’avais repris mon haleine et mes sens.
Je devinai, plutôt que voir, les quelques degrés de l’escalier qui menait à la
maison paternelle. La vieille grille de la cour était rabattue, je la poussai de
l’épaule et me dirigeai à l’aveuglette vers la porte de la maison noyée dans le
noir. La cour, en terre battue, résonnait sous le clapotement de mes sandales.
Une lueur, lumière d’un lumignon à pétrole, filtra à travers le chambranle
ébrasé. Je venais d’atteindre le coin de la maison où l’on reposait la jarre
d’eau. La porte entr’ouverte, laissait apparaître ma chère maman, tenant à la
main un lumignon à la flamme vacillante. Mon enfant, cria-t-elle, et elle me
reçut dans ses bras. Ça faisait sept ans qu’elle ne m’avait pas vu. Je l’avais
quittée un bambin de dix ans moins quatorze jours exactement. Elle me revoyait
jeune homme, en accoutrement de moine. Son cri sortit du cœur. Le cœur d’une
maman ne se trompant jamais, ce fut son cœur plutôt que ses yeux à me
reconnaître à la faible clarté qui diluait à peine le noir de la nuit.
Entre, mon enfant… Viens ! Tu es tout mouillé. Elle
attisa le feu dans le foyer entrain d’expirer. Il était déjà onze heures. Elle
me dévêtit, m’enroula dans un vieux manteau militaire et elle étendit la soutane
sur une chaise face aux flammes ragaillardies.
Youssef, fit-elle à demi-voix, en secouant papa,
réveille-toi, notre enfant est là. Le pauvre petit grelotte comme une fane au
fil du courant. D’où sors-tu mon enfant, ainsi mal réduit ? Je vais te préparer
quelque chose à manger, tu accuses franchement la faim. Pendant que tu te
restaureras, tu vas nous raconter ce qui t’a amené ici, à cette heure de la
nuit.
Elle me tendit une chaise basse sur laquelle j’eus
hâte de m’affaler juste après avoir embrassé papa. Il quitta pesamment sa
couchette. Je lui mis sa canne dans une main et, je lui pris l’autre pour
l’accompagner jusqu’au foyer. Papa ne voyait pas. Ses yeux s’étaient éteints,
suite à un accident, depuis bien longtemps. Une ondée de tendresse m’envahit à
ce contact. Ça faisait bien longtemps qu’elle me manquait ; elle s’était
évanouie en moi, elle venait de se réveiller, brusquement, à le retrouver à mes
côtés. Ce fut alors, et pour quelques instants, que je compris la profondeur de
sa tendresse. J’en avais perdu la notion. Maman s’était éclipsée doucement. Elle
avait gagné la deuxième chambre, dont était constitué l’ensemble de la pauvre
maison, et qui faisait alors office de cuisine.
Bientôt, elle revint portant un large plateau en
paille. Elle le déposa entre papa et moi sur un tabouret. Peu de choses. C’était
pauvre, mais arrosé des tendres regards de maman et de la chaude affection de
papa. Je mis du temps pour avaler le quignon de pain et les quelques grains
d’olive avec une portion de Chanklich. Ma mère s’en aperçut. A sa question, si
la nourriture ne me plaisait pas et si je voulais des œufs frits, je répondis
que c’était tout ce que je voulais et rien d’autre, puisque ça faisait des
années que je n’en avais pas pris. Par contre, je goûtais avec plaisir chaque
bouchée de cette pauvre nourriture, pensant qu’elle avait été préparée,
amoureusement, par les mains rugueuses de ma pauvre mère, et arrosée abondamment
par la sueur fatiguée de son front. Non, petite mère, j’avais faim, mais
seulement de ta tendresse. D’un mouvement spontané, jailli du cœur, et sans mot
dire, je lui saisis une main et je l’embrassai longuement. J’avais seulement
besoin de ça. De l’autre bras j’enlaçai les épaules amaigries de mon père, et je
reposai ma tête brûlante contre la sienne. Ce fut, uniquement à ce moment-là,
que je ressentis le besoin de leur tendresse. Je retrouvais ma première enfance.
Mais ce ne fut qu’un moment…
Mes petits frères reposaient angéliquement sur leurs
couchettes à côté du foyer. Je les contemplai longuement, j’avais envie de les
prendre dans mes bras. Je n’eus pas le courage, ils dormaient, les chers petits…
Je fis part à mes parents des ordres reçus : partir dans quelques jours pour
l’Italie et que j’étais rentré pour les revoir et me procurer les papiers
nécessaires. Il fallait regagner Beit Saadé avant le lever du jour pour
rattraper au passage l’unique bus qui desservait la région. En silence, ma mère
laissa perler une grosse larme sur sa joue émaciée. Je l’ai vue, je ne l’ai
jamais oubliée. Mon père, respira longuement, releva la tête blanchie par les
ans, me regarda de ses yeux eteints, sous les paupières rabattues, et fit d’une
voix que j’entendis à peine : mon enfant pourquoi partir si loin, pourquoi ne
pas rester au pays et continuer tes études de prêtre, le village a besoin de
toi, il manque de curé.
Père, je fis irréfléchi, ne le répétez plus, je peux,
dans ce cas, ne plus rentrer à la maison. A peine dit, je m’en repentis. Je
venais de blesser l’amour-propre de mon père. Je l’enlaçai plus fort. Et tout
doucement : papa, maman, une fois vous avez été généreux envers le Bon Dieu.
Autrefois, vous avez donné votre parole, ne la retirez pas maintenant. Je n’ai
pas grand espoir d’être encore en vie pour assister à ta première messe, murmura
papa, à mi-voix. Comme le Bon Dieu voudra, répliquai-je sur le même ton.
Donnez-moi votre bénédiction et priez pour moi ! Je m’étendis sur une natte à
côté du feu, couvert du seul manteau, et m’endormis. Quand, quelque temps plus
tard, maman me réveilla, il faisait encore nuit. J’enfilai ma soutane, les
sandales aux pieds. Je m’inclinai doucement, juste pour effleurer de mes lèvres
le front de mes petits frères. Je m’agenouillai devant papa pour en recevoir sa
bénédiction ; je baisai la main de ma mère qui repliait déjà son tablier pour
essuyer ses larmes, et d’un bond je fus dehors, englouti par la nuit. Je courus
plutôt que marcher en refaisant le chemin du soir précédent. Aucune crainte,
nulle appréhension ne me tourmentait, en ce moment ; seule la phrase murmurée
par papa effleurait de temps en temps mon cerveau troublé : Est-ce que je le
reverrai ?
Je retraversai le fleuve en bondissant de pierre en
pierre, jusqu’à la source. Je m’y arrêtai, cette fois-ci, pour me rafraîchir la
gorge brûlante. Penché au-dessus de l’eau, J’en puisai, à deux mains, ce qu’il
me fallait pour retremper mes lèvres asséchées et apaiser la chaleur de mon
visage. Ragaillardi, quelque peu, je repris la marche. Tout à l’heure, dans le
vague clair-obscur de l’aurore, je percevais mieux les différents détails de la
nature autour de moi. Rien n’avait changé depuis ma première enfance. Je suivis
la berge du ruisseau, sans me mouiller jusqu’à l’orée de Beit Saadé. La poitrine
gonflée par la légère brise matinale et, les yeux larmoyants dans la fraîcheur
du jour naissant, je remontai la pente qui mène jusqu'à la maison de mon oncle.
Le bus Klaxonnait au loin. Je m’arrêtai quelque peu pour reprendre haleine, me
refaire une apparence plus ou moins humaine, puis j’entrai chez mon oncle pour
retrouver mon compagnon. Nous nous excusâmes, nous saluâmes à la sortie. Le bus
s’était arrêté en grinçant dans un dense nuage de poussière. Nous y montâmes
lestement. La porte refermée… nous partîmes…
Il faisait déjà moins obscur. Le visage collé contre
une fenêtre du bus, je contemplais, comme si c’était pour la première fois, le
lever du soleil sur la vallée. Ses premières lueurs pâlissaient les ombres du
panorama. A travers la vitre blanchie de poussière, mes yeux cherchaient en vain
l’estompe de la petite maison, au loin dans les profondeurs du canyon. Seul le
vague profil du vieux clocher refléta, pour un instant, l’éclair, somnolent
encore, d’un rayon au réveil. Je refermai mes paupières sur une larme hésitant à
se détacher, et m’enfonçai dans une fiévreuse léthargie. L’arrêt à la frontière
me réveilla. Je repris mes sens, rendu à la réalité. Je venais d’entrer dans
l’engrenage des formalités auquel je n’étais pas encore initié. D’une frontière
à l’autre, je venais de traverser « le Fleuve », projeté pour toujours hors du
pays. Je sentis pour la première fois que je venais de faire des adieux plutôt
qu’un au revoir à mes parents. La bouche sèche ne laissait aucun son audible
s’en sortir. Une angoisse insolite me serrait la gorge. A l’extérieur, un ciel
de plomb laissait à peine filtrer une faible lumière noyée, à cette heure
matinale, dans une brume accablante. Quelques jours plus tard nous nous
embarquâmes pour l’Italie.
Dr. Père Cesar Mourani ocd
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